Juillet / Août 2019
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AGEFI Luxembourg
Economie
Par Bruno COLMANT, Ph.D., CFA, FRM,
membre de l’Académie Royale de Belgique,
Professeur auxiliaire à la Luxembourg
School of Finance
D
ès le début du 19
ème
siècle, l’embrasement
du capitalisme a été
provoqué par la révolution
industrielle, elle-même fondée
sur la démultiplication de la
force humaine par la machine.
Alors qu’auparavant, le produit
du travail était rapidement échangé
dans le cadre d’une économie agri-
cole, les investissements requis
par la production industrielle
ont nécessité l’alimen-
tation d’un stock
de capital.
La nature du temps
en a été profondément
modifiée : saisonnier, et
donc cyclique, il est devenu
linéaire dans le cadre de la pro-
duction manufacturière. La révolu-
tion industrielle a conduit à regrouper
les hommes, auparavant dispersés dans le cadre
de l’agriculture. L’habitat en a été modifié au
même rythme qu’une concentration des tra-
vailleurs sur les sites de production industrielle
et une urbanisation croissante. Aucune autre
œuvre que celle d’Émile Zola ne traduit mieux
cette stupéfiante et rapide mutation de la société
française qui repose sur la dichotomie émergen-
te entre le capital (
La Curée
de 1871-72 et
L’Argent
de 1891) et le travail (
Germinal
de 1885).
Le déploiement de la révolution industrielle a
entraîné le commerce international jusqu’à ce
que le degré d’ouverture du monde (à savoir la
totalité des importations et exportations
ramenée au PIBmondial) atteigne 40% en 1913,
niveau qui ne sera atteint à nouveau qu’en
1973, après deux conflits mondiaux (il est
actuellement proche de 100%). Mais la mon-
dialisation (comprise comme un phénomène
d’ouverture des économies nationales sur un
marché mondial, entraînant une interdépen-
dance croissante des pays) du commerce ne
s’effectue pas selon les mêmes modalités pour
le capital et le travail. Dès le moment où le capi-
tal est extrait du travail (Karl Marx le définis-
sait comme un quantum de travail), il devient
mobile et fluide.
Le travail, en revanche, reste conditionné par
des contraintes spatio-temporelles qui limitent
sa mobilité. Dans une économie mondialisée, le
travail transportable est attribué au «moins-
disant» salarial et social. Cela entraîne des phé-
nomènes de délocalisation du travail dont le
rythme est conditionné par les capacités d’ex-
portation et d’importation des biens et services.
Le travail perd son ancrage local : il est déterri-
torialisé. Le différentiel de mobilité du capital et
du travail explique la subordination du second
au premier. C’est d’ailleurs ce qui avait conduit
Karl Marx et Friedrich Engels à
conclure leur
Manifeste du parti
communiste
par le fameux
«Proletarier aller Länder,
vereinigt euch!», constatant
que la loi des avantages
comparatifs de David
Ricardo conduisait à la fra-
gilisation du pouvoir de
négociation de la rémunéra-
tion du travail.
Le 20
ème
siècle a consacré la
suprématie idéologique du
capitalisme anglo-saxon après la
chute de deux contre-modèles, à
savoir lemaoïsme (1949-1978) et le
marxisme-léninisme (1919-1992).
Ce capitalisme anglo-saxon est
devenu normatif depuis sa
consécration par le consen-
sus de Washington
de 1990. Il a
entraîné
une
démultiplication
des
échanges
internationaux qui
atteignent aujour-
d’hui 100% du
PIB mondial, malgré
l’augmentation du PIB domestique des blocs
soviétiques et chinois. L’exigence de mobilité du
travail en a été exacerbée. Le démarrage du néo-
libéralisme, en 1979, a apporté non seulement
une croissance extraordinaire mais aussi une
réduction des inégalités sociales. Cette phase de
déploiement capitalistique a servi de relais à
l’extinction des trente années glorieuses (1944-
1974), elles-mêmes caractérisées par une démo-
graphie et une productivité favorables.
Malgré les récentes contrariétés affectant le
commerce international, nous sommes aujour-
d’hui plongés dans une économie mondialisée
dont le niveau d’échange est appelé à croître.
L’exigence de mobilité du travail va donc s’am-
plifier mais elle fera face à deux réalités (fausse-
ment contradictoires), à savoir la délocalisation
et l’immigration. Dans les deux cas, il s’agit
d’un partage du travail, extérieur ou intérieur.
C’est incidemment la raison pour laquelle les
phases de mondialisation capitalistiques sont
souvent accompagnées de tensions sociales.
Sous l’angle monétaire, on retrouve le postulat
de mobilité du travail dans la construction
monétaire de l’euro. Une monnaie qui recouvre
des zones géographiques hétérogènes, comme
c’est le cas en Europe, est fondée si la mobilité
du travail et du capital au sein de la zone est
supérieure avec ce qu’elle est à l’extérieur de la
zone. Eu égard aux nombreuses disparités qui
affectent les 19 États qui y sont associés, l’euro
n’a pas pu se fonder sur une mobilité du travail.
Ce constat de tropisme du travail est renforcé
par la crise de 2008 qui a renforcé, à juste titre, le
rôle des États (parfois providentiels) dont l’en-
dettement est favorisé par des taux d’intérêt
extrêmement faibles. C’est pour cette raison
que la zone euro est suboptimale : on ne peut
pas conjuguer le maintien d’une monnaie
(c’est-à-dire du capital) forte et désinflatée et
l’immobilité du facteur de production travail.
En effet, ou bien la monnaie perd une partie de
son pouvoir d’achat, ou bien le travail doit
devenir plus mobile. Une monnaie ne peut pas
discipliner les rapports, elle doit en découler.
Il n’est pas étonnant que les mouvements
populistes européens, qu’ils soient d’extrême
gauche ou droite, partagent les mêmes élé-
ments de langage (proches du nationalisme
intégral maurrassien) : la protection sociale des
classes sociales oubliées par la mondialisation
et le refus de l’immigration qui en est une autre
facette. Lorsqu’elle n’est pas bridée par des
États-stratèges postulant la solidarité et l’inclu-
sion sociale, la déterritorialisation du travail
conduit à des comportements prédateurs et à
des replis ethniques, culturels, linguistiques,
etc. qui reflètent l’insécurité et les tensions asso-
ciées à la perte du socle du travail.
Aujourd’hui, l’inquiétude que le capitalisme
anglo-saxon suscite en se couplant aux dyna-
miques de mondialisation et de digitalisation se
fait le terreau fertile de tous les engouements
populistes. Ce modèle économique apparaît
consubstantiel à l’exaspération sociale qui
conduit à le rejeter tout en nourrissant ses côtés
obscurs. Ce capitalisme anglo-saxon s’emballe
dans une course contre le temps facilitée par les
marchés financiers qui entretiennent leur
propre volatilité. La peur de l’avenir conduit à
renoncer au présent et à alimenter une course
éperdue vers des futurs qu’on voudrait para-
doxalement conjurer. On mondialise pour
conjurer la mondialisation, on spécule pour
combattre la spéculation, on abandonne la
pensée réfléchie pour conjurer des flux infor-
mationnels. En d’autres termes, le capitalisme
anglo-saxon mondialisé renforce son propre
caractère volatil.
A cet égard, il faut replacer les tensions sociales
dans le cadre de l’économie numérique. Cette
dernière dissocie les lieux de connaissance des
clients et les biens et services qui leurs sont
fournis (Amazon, Netflix). L’économie numé-
rique aspire les gains de productivité de l’éco-
nomie de service comme la délocalisation
industrielle l’avait fait pour l’industrie manu-
facturière. Dans cette économie de flux et non
de stock, le danger est de confiner la valeur du
travail à un prestation physique de faible valeur
ajoutée. En 1958, l’économiste Phillips avait éta-
bli une relation négative entre le taux d’emploi
et l’inflation. C’était intuitif dans une économie
manufacturière : le plein emploi rendait le tra-
vail plus onéreux, conduisant à une inflation
salariale. Cette théorie ne semble plus s’appli-
quer aux États-Unis où le plein emploi fait à
peine frémir l’inflation. Pourquoi ? Le pouvoir
de négociation réduit des travailleurs dans une
économie numérique, la peur de la chute socia-
le, la robotisation et la numérisation qui appor-
tent, plutôt que le travailleur, les faits de pro-
ductivité, le vieillissement de la population, etc.
A mon intuition, dans un contexte de faible
croissance associée au vieillissement de la
population (plus immobile et improductive),
on n’évitera pas une collision frontale entre les
forces capitalistiques et les États-providence
européens dont les fondations sont désormais
instables et infinançables. L’État pourrait deve-
nir la première victime de la mondialisation
qu’il a pourtant, et à juste titre, favorisée en vue
de notre prospérité malgré le fait que le budget
public de nombreux États dépasse 50% du PIB !
C’est là que se tient tout le paradoxe de ces
élans du peuple : en menaçant les structures
étatiques qui ont fait le lit d’un capitalisme
anglo-saxon, le populisme s’attaque en réalité
au premier acteur susceptible de le contrer. Ce
n’est donc pas le néolibéralisme qui est la cible
(d’ailleurs inatteignable) des populistes, mais
les États, dont les États-providence, qui ne les
ont pas protégés contre les dérives d’une perte
d’homogénéité sociale.
Il faut donc évoluer vers un capitalisme de
coordination qui se situe entre les modèles rhé-
nan et anglo-saxon. Il faudra que l’État refor-
mule son rôle dans une perspective de stratège.
Le sauvetage de la tempérance politique
européenne doit impérativement passer par la
réhabilitation d’États-stratèges avec un projet
européen stabilisé par de nouveaux équilibres
sociaux et fiscaux. Cela étant, confrontés à des
forces mondiales, que faut-il faire au-delà d’es-
sayer de les encadrer par des orientations éta-
tiques tempérées ? Il faut assurer l’employabi-
lité du travail par des formations initiales et
professionnelles continues améliorées afin d’é-
pouser le développement fulgurant du progrès
technologique. Cela fait aussi partie des obliga-
tions d’un Etat-stratège.
Cet article est rédigé à titre strictement personnel. Il n’engage aucu-
nement les institutions privées, publiques et académiques auxquelles
l’auteur collabore.
Quelques réflexions sur le capitalisme anglo-saxon
Dates
prévisionnelles
d’application
Nouvelles publications
Juin 2019
27/06/2019
Règlement (UE) 2019/881 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 relatif
à l’ENISA et à la certification de cybersécurité des technologies de l’information et des
communications
Le « Cybersecurity Act » a été approuvé formellement par le Conseil de l’Union européenne
le 7 juin 2019. Les Etats membres ont un délai de deux ans pour se mettre en conformité
par rapport à ce règlement. Le Cybersecurity Act relatif à l’Agence européenne chargée
de la sécurité des réseaux et de l’information (ENISA) et à la certification de cybersécurité
des technologies de l’information et des communications vise à améliorer la réponse
européenne au nombre croissant de cybermenaces, et se concentre sur deux mesures
essentielles :
• le renforcement du rôle de l’ENISA ; et
• l’établissement d’un cadre de certification de cybersécurité.
Concrètement, le « Cybersecurity Act » confère de nouvelles missions et ressources à
l’ENISA, la positionnant alors comme le référent européen et comme l’interlocuteur des
Etats membres en matière de cybersécurité. D’autre part, le « Cybersecurity Act » pose
un cadre unique pour les méthodes de certification dans le domaine de la cybersécurité,
permettant d’harmoniser les systèmes de chaque Etat membre.
N/A
Finance durable : la Commission européenne dévoile les premières lignes de son plan
d’action
Dans le cadre de son plan d’action sur la finance durable, la Commission européenne
a publié le 18 juin, une série de rapports ainsi que de nouvelles orientations visant à
améliorer la manière dont les entreprises communiquent sur leur impact environnemental.
Parmi ces rapports, un était particulièrement attendu : il porte sur la mise en place d’un
système de classification - ou taxonomie - permettant de déterminer quelles activités
pourront être qualifiées de “”durable””, “”évaluées et classées en fonction de leur
contribution aux objectifs politiques de l’UE en matière de développement durable””.
Un autre rapport expose pour sa part des recommandations concernant les obligations
vertes, visant à déterminer quelles activités pourront être éligibles à ce type de financement
au sein de l’Union européenne.
En parallèle de la publication des trois rapports, la Commission européenne a également
publié de nouvelles orientations visant à améliorer la manière dont les entreprises
communiquent sur leur impact environnemental.
N/A
Lignes directrices du GAFI sur une approche fondée sur le risque en matière
de monnaies virtuelles et d’établissements actifs dans ce domaine
Une modification des Recommandations ainsi que des lignes directrices ont été publiées
par le GAFI le 21 juin. Le GAFI encourage les Etats à enregistrer et surveiller toutes les
entreprises liées aux crypto-monnaies. Cela inclut bien sûr les plateformes d’échanges et
les services de stockage comme les portefeuilles, mais aussi les fonds d’investissement.
Toute transaction dépassant 1 000 euros devra être enregistrée par les fournisseurs
de service, avec un rapport détaillant l’identité de la personne envoyant les fonds, les
recevant, ainsi que d’autres informations sur les transactions. Les clients de transactions
plus minimes pourront aussi être identifiés. Au-delà du nom, de l’adresse et d’une pièce
d’identité, les fournisseurs pourraient également être obligés d’enregistrer les adresses IP.
Le GAFI recommande également aux Etats de forcer les fournisseurs de service à donner
des listes d’adresses aux autorités si cela s’avère nécessaire.
REGULATORY
COMPLIANCE
SENTINEL
L
es grandes banques européennes
affichent un manque cumulé de
fonds propres de 135 milliards d’eu-
ros pour respecter pleinement en 2027 les
nouvelles exigences internationales
fixées dans l’accord dit de Bâle III, a
déclaré mardi 2 juillet l’Autorité bancaire
européenne (ABE). Cela correspond glo-
balement à une augmentation de leurs
fonds propres d’au moins 24,4%, ajoute
l’ABE dans un communiqué.
L’ABE est en train de finaliser la rédaction des
recommandations qu’elle adressera à l’UE sur les
modalités de mise en oeuvre des dernières dis-
positions prévues par Bâle III, qui entrera pleine-
ment en vigueur en 2027.
Le durcissement des critères de fonds propres
prévupar cet accordest destiné à renforcer la soli-
dité financière des banques et à éviter de devoir
mobiliser de l’argent public pour les sauver en cas
de crise, comme lors de celle de 2007-2009.
Lors d’une audition publique consacrée à leur
projet de recommandations, des représentants de
l’ABE ont déclaré que l’essentiel de ces besoins
théoriques de fonds propres concernait les plus
grandes banques de la région, parmi les 189 éta-
blissements supervisés. Pour la moitié des
banques, l’augmentation moyenne des fonds
propres minimaux sera nettement moindre, de
l’ordrede 10%, ont dit ces représentants de l’ABE.
Les banques disposent en outre de sept ans pour
atteindre les niveaux requis et elles peuvent y
parvenir en grande partie en y consacrant leurs
bénéfices, ont-ils ajouté. En France, l’Autorité de
contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) a
déclaré après l’annonce de l’accord de Bâle III en
décembre 2017 que les délais de mise en oeuvre,
jusqu’en 2027, “permettent que les augmenta-
tions éventuelles des exigences en capital puis-
sent être couvertes dans ladurée par desmises en
réserve ‘normales’ de résultats, sans nécessiter
pour aucune banque française d’augmentation
de capital dédiée”.
Le comité de Bâle, au seinduquel ont été définies
les nouvelles règles, et les ministres des Finances
de l’UE étaient convenus que cette réforme ne
devait pas impliquer globalement d’augmenta-
tion significative des exigences de fonds propres
des banques.
Ces dernières estiment pour leur part qu’une
augmentation d’environ 20% est particulière-
ment élevée, d’autant qu’elles subissent la pres-
sion des marchés et des investisseurs pour affi-
cher des niveaux de fonds propres nettement
supérieurs auxplanchers définis par les autorités.
Source : Reuters
Les banques de l'UE ont besoin
de 135 milliards d'euros