Agefi Luxembourg - décembre 2024

AGEFI Luxembourg 16 Décembre 2024 Economie / Banques ParStéphanieHENG(portrait),politologueetexperte en communication et Alban de La SOUDIÈRE, polytechnicien,fonctionnaireinternationalémérite L a sécurité d’approvisionne- ment électrique de divers pays européens est fragili- sée par l’évolution internationale. Le contexte géopolitique, doublé de la problématique du réchauf- fement, met en exergue la nécessité aujourd’hui d’utiliser l’ensemble des ressources d’énergie dispo- nibles. L’énergie nucléaire en fait partie. Le rejet dunucléaire régresse Le nucléaire avait de nombreux oppo- sants, largement motivés par la cause du désarmement pendant la guerre froide. Il y eut ainsi un amalgame, peu justifié, entre nucléaire civil etmi- litaire. Puis vinrent les catastrophes de Tchernobyl (1986)etFukushima(2011),quiontrenforcéuncertain malaise vis-à-vis du nucléaire. Mais le nucléaire re- prend aujourd’hui des couleurs dans de nombreux pays en Europe. Comme indiqué dans notre articleparudansAGEFI Luxembourgendé- cembre2023(‘Nucléaire:unretourengrâce dans la moitié de l’Europe ‘), le rejet ata- viquedunucléaireestenbaisse.Lapriorité de plus en plus consensuelle pour la dé- fense du climat incite à une approche pragmatique : face aux émissions de gaz carbonique,l’électriciténucléairefaitpar- tie de la solution et nonduproblème. France, Belgique et d’autres souhaitent prolonger la durée de vie de leurs réacteurs Plusieurspayseuropéenspro- longentleursréacteursouen- visagent d’en construire de nouveaux. En Belgique par exempleunepropositiondeloi vient d’être soumise pour non seulement supprimer l’agenda de sortiedunucléairemais aussi pouvoirdévelopperde nouvelles unités de production. Il s’agit depréserver autant quepossible les réacteurs existants,degarantirlasécuritéd’approvisionnement en électricité et de maîtriser les coûts du mix élec- trique. En effet le nucléaire est vu comme cher mais les renouvelables le sont aussi car non viables sans stockage et sans renforcement des réseaux. Leurs “vrais” coûts sont ainsi peu transparents mais ten- dent à baisser ce qui augmente un peu la crédibilité du solaire et de l’éolien. Cetteambitionretrouvéeestbientardiveetseradiffi- cile à mettre en œuvre : prolonger certains des réac- teurs actuels devient de plus en plus difficile et cher. La Belgique dépendra encore longtemps des impor- tations et notamment… du nucléaire français. Le Luxembourg, lui, améliore lentement sonautonomie avec de l‘éolien mais produit moins du quart de sa propre consommation. Le reste est importé, surtout d’Allemagne dont le mix contient encore beaucoup de gaz sinonde charbon. «Net zéro » d’ici 2050 Le nucléaire est une énergie qui n’émet que très peu deCO2, undes gaz à l’origine des dérèglements cli- matiques. Par kWh d’électricité produite, le nu- cléaire est largement en tête avec l’hydraulique (6 à 12 grammes), devant l’éolien (15 à 20), le solaire (45 à 60), et bien sûr les fossiles : gaz (240 à 400) et char- bon (800 à 1000). Aujourd’hui, nous avons des ob- jectifs d’émissions chiffrés. L’Union européenne a ainsi décidé de faire baisser les émissions de gaz à effet de serre de 55 % d’ici 2030, un objectif juridi- quement contraignant, et souhaite atteindre la neu- tralité climatique d’ici 2050. Certes la production d’électricité n’est qu’une fraction des émissions to- tales car la grande majorité vient des transports ou de l’industrie lourde, mais cette fraction déjà non négligeable va augmenter pour diverses raisons... dont l’électrification croissante des transports. Élec- trifier et décarboner l’électricité sont les principaux moyens de contenir le changement climatique dans des limites restant acceptables pour l’humanité. Se passer d’une des technologies les plus efficaces se- rait une erreur majeure. Les Etats membres de l’UE et le Parlement euro- péen ont d’ailleurs reconnu, en février dernier, le nucléaire comme une technologie stratégique pour la décarbonation de l’Union.Aumême titre que les renouvelables, le nucléaire bénéficiera de facilités, y compris en recherche et développement. La créa- tion d’usines de composants pour les technologies nucléaires sera ainsi facilitée. Les Etats membres resteront cependant souverains sur leur sol pour définir les projets considérés comme stratégiques, qui bénéficieront de ces facilités de déploiement, d’octrois de permis et d’accélération administrative. Lesauteurss’exprimentàtitrepersonnel. Le nucléaire, une technologie stratégique pour la décarbonation de l’UE Par RobinMARC, R-Aligned* L ’année qui vient de s’écouler à Luxembourgpeutmarquer un paradoxe concernant l’appré- hensiondes sujets climatiques et en- vironnementaux : alors que lamajorité de la populationn’est plus à convaincre des effets du changement clima- tique (1) , les institutions finan- cières ont été frileuses pour s’engager dans des projets de transformation opérationnels profonds de leursmodèles d’affaires et dépasser les obligations ré- glementaires immédiates, ex- ception faite de la préparation à laCSRDet la SFDR (2) . Nous proposons d’examiner les principales raisons liées à cette timidité, dont certaines sont propres à la Place Financière. Puisque la saison s’y prête, nous pourronsformulerquelquesvœux(réalistes)detrans- formation pour l’industrie financière en 2025, pour donner toute sa place aux sujets climatiques et envi- ronnementaux. Les défis singuliers freinant la transformation Le défi lié aux horizons de temps Lepremieretprincipaldéfitientàunparadoxeauquel touteslesplacesfinancières,ettouslesmétiersdel’in- dustrie financière sont confrontés, celui du temps de lamise en action; ce paradoxe de «tragédie des hori- zons»aétépopulariséparMarkCarney,l’anciengou- verneur de la Banque d’Angleterre dans un discours deseptembre2015.Latragédiedeshorizonssouligne l’intérêt des acteurs financiers à agir maintenant et à prévenirdespertesquidépassentleshorizonsd’inté- rêthabitueldesacteursfinanciers.Ensimplifiant,cela signifieentreautrestravailleràladécarbonationmain- tenant, pour ne pas à devoir supporter des factures exponentiellesetdesdépréciationsmassives,àdesho- rizons demoyenet de long terme et dont les effets ne sont pas encore visibles. Unedistinctiond’importance s’opère entredifférents métiersdel’industriefinancière.Latragédiedeshori- zonsestpeut-êtrelaplusévidentepourlagestiond’ac- tifs, dont les horizons d’investissements sont plus courts,quepourlesétablissementsdecréditsamenés à financer sur des périodes longues (PME et Corpo- rates) ou très longues (crédits hypothécaires) leur clientèle. Cette capacité à tenir compte des effets pro- gressifs à la fois du changement climatique (risque physique) et des politiques de transition (risque de transition) pourra différer, précisément suivant les métiersconsidérésetlaliquiditédesactifssous-jacents. Tant que les marchés «pricent» avantageusement les actifs, tant que les décotes n’apparaissent pas, pour- quoi serait-ce un sujet ? Le défidu dépassement de la réglementation Acela, il faut ajouter le défi lié aupoids pris par la ré- glementation. Cette tendance s’est particulièrement faitsentirauLuxembourgaucoursdeladernièredé- cennie. En plus de la charge réglementaire euro- péenne diffusée sur toutes les places finan- cières,unsurcroîtdepressionapuêtreexercé lors de la mise à niveau des dispositifs de lutteanti-blanchiment,etquiontpesésurles calendriers de transformation. Cette ten- dance a été marquante, et pourtant, enma- tière climatique et environnementale, s’en remettreauseulagendadelaréglementation n’est sans doute pas un angle d’attaque suffi- sant, et à la hauteur des enjeux. Le sujet est délicat, car si la régle- mentation sera requise a minima pour cadrer les principaux enjeux climatiquesetenvironnementaux, il ne faut pas attendre des autori- tés de tutelle en charge du contrôle qu’elles dictent la ma- nière dont les institutions finan- cières devront dessiner leur transition de manière opérationnelle. Et cela semble d’ailleurs souhaitable. Il convient d’ailleurs de rappeler que l’une des mis- sions clés de la Banque Centrale Européenne (BCE) est un rôle de gardiende la stabilité financière. La su- pervisionde la transitionest undéfidans ce contexte, et d’ailleurs, des attentes réciproques existent, prove- nantd’établissementsdecréditsattentifsàl’émergence depuissantsoutilsincitatifsliésàlatransition.Ilpourra s’agir de traitements prudentiels favorables sur les fi- nancements verts, voire à des conditions favorables d’accèsauxcréditsdelaBCE.S’ilfauts’attendreàune supervisionétroitesurleursdispositifsdegestiondes risques,ilestprévisiblequelesinstitutionsfinancières demeurentlargementautonomessurlesaspectsopé- rationnels de leurs stratégies de transition. A chacun son rôle, donc: l’appropriation de la transition doit émaner des acteurs financiers eux-mêmes, sous la su- pervision des autorités en charge du contrôle. Nouspensonsquelaplanificationréfléchiesurlesim- pacts climatiques et environnementaux, la réflexion surle missionstatement dechaqueacteurdusecteurfi- nancier et sa contribution à la transition, ne peuvent êtrequelefruitd’uneappropriationetd’unematura- tionsuffisante,quiconduitàdépasserleshorizonsde court terme, si biendécrits parMarkCarney. Et la ré- glementationdevraitêtred’unsecourslimitépourcet exercice,sicen’estquepours’assurerd’unecohérence suffisantedesnormesentreelles,delarobustessedes dispositifs de gestion des risques pour envisager les évolutionsprofondesdesmodèlesd‘affaires,mais en acceptant undegré d’incertitude élevé associé. Le défin’est pasmince, d’autant que la capacité d’at- tention disponible des fonctions exécutives et des conseils d’administration n’a jamais semblé autant encombrée.Alorsque lesBoardsMembers sont déjà saturés d’information à valider, parvenir à installer une réflexion profonde de ces enjeux devra néces- sairement induire un effort d’une autre ampleur qu’unecourteformationannuelleportantsurdessu- jets dits «ESG». Le défid’une complexité inédite L’une des caractéristiques des enjeux climatiques et environnementauxtientàlacomplexitéinéditedeces sujets. Lamesurede l’empreinte carbone et des émis- sions financées en est un bon exemple, qu’il s’agisse de la fiabilité des données fournies (méthodologie PCAF oude providers demarché), dupérimètre des mesures sous-jacentes (accès aux données du scope 3), ou des fausses pistes simplificatrices (par exem- ple, le débat sur la prise en compte des crédits car- bone et leur compensation). Ces quelques questions illustrent àquel point les financiers sont pour lemo- ment peu armés face à cette nouveauté, qui repose sur une connaissance scientifique évolutive et sans cesse enrichie. Cette complexité pourra s’appréhen- der graduellement: l’angle carbone étant un point d’entrée, des questions plus fondamentales pour- ront émerger ensuite. La prise en compte de la bio- diversité, de l’économie circulaire… et plus lointainement l’interro- gation du modèle de crois- sance fondé sur une économie extractive illimitée (et ses conséquences) seront les sujetsdedemainqui ne pourront être évités. L’élaborationdesmodèlesderisqueestégalementun bonexempledecomplexité:lesprojectionsfuturesde provisions et de revenus ne peuvent qu’être inexacts, compte tenu de leurs limitations intrinsèques (entre autres,dupérimètrelimitédedonnées,deladifficulté àmodéliserdenombreuximpacts,commelesboucles de rétroactionou les points de bascule). En résumé, àmesureque l’on se saisit du sujet, appa- rait toute l’ampleur des variables et des incertitudes quivontavec.Cequi,parréflexe,pourraitdémobiliser et inciter à regarder ailleurspour se replonger dans le quotidiendesaffairescourantes…latragédiedesho- rizons à l’œuvre. Une accélérationde la transformation : cinqvœux réalistes pour 2025 Ces défis n’ont sûrement rien d’insurmontable. D’au- tantquelapressiondelasociétécivilesurlessujetscli- matiquesetenvironnementauxnedécroitrapas;aussi nous formulons pour les institutions financières à Luxembourg cinq vœux (il pourrait y en avoir bien davantage) pour se préparer efficacement aux défis qui se présentent en 2025. 1 er vœu : un effort de sensibilisation L’expérience semble le montrer : lorsque la sensibili- sation est effectuée auprès des Boards et Comités de Direction,etdépouilléedetoutedimensionmoralisa- trice,ellepeutêtrefortementmobilisatrice.Onnepeut que souhaiter cette sensibilisation massive «par le haut»auseindesinstitutionsfinancières,àtraversdes formationsadaptées.Silaréalisationdefresquespeut avoir son utilité pour une prise de conscience collec- tive,lesleviersdécisionnelsdesconseilsd’administra- tionetdescomitésdedirectionpermettentdechanger d’échelle.Idéalement,lesprincipaleslignesmétiersde- vront être associées à cet effort de formation appro- fondi, pour mieux appréhender et accompagner les enjeuxde leur clientèles respectives. 2 ème vœu : une bonne compréhension des vulné- rabilités Pour les acteurs les moins avancés, une meilleure compréhension de leurs propres vulnérabilités et celles de leurs principales parties prenantes semble être un bon point de départ. La bonne appréhension desimpactspotentielsliésauxrisquesphysiquesetde transition, par type d’actifs ou de services, débouche nécessairement sur des questions fondamentales et plus lointaines: quel secteurd’activité est particulière- ment exposé face au risque de transition ? Quel sort réserver aux clients et contreparties fragiles financiè- rement, choisissant ou non d’investir pour se décar- boner ? Quid des prestataires dont les dépendances au coût de l’énergie sont élevées ?Comment traiter la question de la rénovation énergétique pour les loge- ments des plus modestes ? Comment accompagner efficacement le secteur agricole, et sur quels instru- ments et financements accorder des priorités ? 3 ème vœu : une collaboration entre acteurs financiers pour comprendre les trajectoires sectorielles locales En lien avec le sujet précédent, il y a assurément ma- tière à analyser demanièremutualisée pour les insti- tutions financières auLuxembourg les trajectoires de transition sectorielles ; il serait dommage que chaque établissement se forge individuellement sa propre compréhension en silodes trajectoires dedécarbona- tion, sans vue partagée ne serait-ce que pour les sec- teurs clés du pays. On pense notamment au secteur de la construction et au secteur agricole en priorité. Une initiative concertée avec les parties prenantes pourrait trouver tout son sens, et diffuser un signal positif à l’ensemble du secteur financier. 4 ème vœu:lagestiondelacomplexité,surunpérimètre maitrisé Si la transformation durable porte de nombreux fac- teursde complexitéprécédemment esquissés, il sem- bleimportantdenepasperdrelefil.Nousmettonsen garde contre le risque de dilution des efforts à court terme;lanouveautédessujetsclimatiquesetenviron- nementaux invite à la modestie dans la compréhen- sion et dans le sens de la prévision ; il serait dommageable d’ajouter à la complexité en courant tropdelièvresàlafois(onpenseàlamultiplicitéd’in- dicateurs dits ESG qui n’ont rien de commun dans leurnature)… Cequiimpliqueradefixerdespriorités et de s’y tenir. Un nombre raisonnable d’indicateurs- clés, de targets associés aux engagements volontaires (de type NZBA), des périmètres de décarbonation compréhensiblespartousparaissentlesmeilleursou- tilspouroffrirdelaclartéàtouteslespartiesprenantes, à court terme. A charge d’élargir progressivement le spectre de ce qui estmesuré. 5 ème vœu : un partage des valeurs Quel que soit le degré de maturité sur le chemin de la transformationdurable, nous sommes convaincus que cette transformation sera d’autant plus mobili- satrice qu’elle sera pilotée avec vision et ambition, plutôtquedictéeparlaréglementation.Uneoccasion dedécloisonner le sujet abrité chezquelques experts internes, et de fédérer chaque étage de la gouver- nancede chaque institutionfinancière, entreorganes décisionnels «mûrs» et forces vives plus jeunes, très sensibles aux enjeux climatiques, et qui auront à re- prendre le flambeau. Unemagnifique raison de faireœuvre utile collecti- vement, et dans la durée. Sans doute notre vœu le plus ardent pour 2025 ! * Robin MARC est fondateur du cabinet R-Aligned, spécialisé danslagestiondesrisquesfinanciersetdedurabilitépourlesins- titutionsfinancièresenEurope. 1) 82% des habitants du Luxembourg veulent investir dès maintenant dans l’adaptation au climat afin d’éviter des coûts plus élevés à l’avenir, selon une enquête Banque Européenne d’Investissement de novembre 2024,disponiblesur lesitede laBanque. 2)LesdéceptionsrécentesliéesàlamiseenœuvredelaSFDRne serontpastraitéescarnécessitantdelongsdéveloppements. Climat et environnement : Cinq vœux pour les institutions financières en 2025

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