AGEFI Luxembourg - avril 2024

Avril 2024 13 AGEFI Luxembourg Fiscalité / Economie Par RobinMARC, fondateur du cabinet R-Aligned, spécialisé dans la gestion des risques financiers et de durabilité pour les institutions financières en Europe I l y a moins d’un an, alors que les ESRS* n’étaient pas encore adoptés, nous nous étions ris- qués à anticiper le déferlement d’une vague réglementaire liée à la dura- bilité, qui serait au moins com- parable dans son ampleur à celle ayant suivi la crise financière de 2008 (1) . Les mois écoulés ne nous ont pas démen- tis, et le calendrier régle- mentaire s’est bien alourdi, entre les précisions atten- dues pour la SFDR*, l’implé- mentation progressive de la CSRD* et le projet de mise en place de CSDDD*, pour ne prendre que les me- sures les plus emblématiques. Plutôt que de livrer une liste fastidieuse des mises en place attendues à brève échéance, sur lesquelles beaucoup a déjà été écrit, nous propo- sons ici de faire un rapide état des lieux des mu- tations à venir, et plus particulièrement à travers le prisme des établissements de crédit. Au Luxembourg, les banques sont pleinement ren- trées dans le temps des disclosures (I), alors que le périmètre de ces obligations de reportings de- vrait continuer à s’étendre et s’enrichir (II). Reste que le temps de la transformation opérationnelle n’a pas encore réellement commencé (III). I. Les établissements de crédit pleinement entrés dans le temps des «disclosures» Le troisième trimestre 2023 marque une impor- tante étape dans la transformation durable des institutions financières en Europe et au Luxem- bourg. Fin juillet 2023, les ESRS ont été adoptés, ouvrant la voie à la mise en place opérationnelle pour les acteurs concernés par la CSRD. Le concept de double matérialité consacré par la CSRD est en soi un outil puissant de sensibilisa- tion de la transformation durable au plus haut niveau, avec notamment le concept de matéria- lité d’impact. En matière environnementale, le premier bilan carbone, lorsqu’il comprend le cal- cul des émissions financées du scope 3, offre une clef de compréhension inédite des impacts liés aux financements des établissements de crédit. La CSRD a cette vertu de poser un cadre de re- porting holistique, qui complète les premières communications externes effectuées dans le cadre d’initiatives volontaires (la plupart portant sur la dimension environnementale). Mais au- delà de cette nouvelle norme, nous observons des attentes accrues sur l’enrichissement des dis- positifs de gestion des risques existants. La bonne appréhension des risques de transition et des risques physiques Parmi les fortes attentes des autorités de supervi- sion des institutions financières, on trouve l’exi- gence de couverture holistique des risques de transition et des risques physiques. Les publica- tions régulières de la CSSF*, de la Banque Centrale Européenne, ou du Network for Greening the Financial System (NGFS), apparais- sent incontournables pour guider de manière opérationnelle les établisse- ments de crédit dans leur appréhen- sion de ces nouveaux risques, à travers un partage des meilleures pratiques. L’intégration des risques climatiques et environnementaux («CER») est un exercice lourd, qui requiert un réexamen profond de chaque dimension du Risk Framework , qu’il s’agisse du risque de crédit, de marché, de liquidité ou opérationnel. Il est intéressant d’ailleurs d’observer les consé- quences organisation- nelles induites par ces régulations (ou quasi-ré- gulations). Ainsi apparait une complémentarité des rôles entre Direction des Risques et Direction Géné- rale ou Stratégique : la complète cartographie des risques climatiques et environnementaux relevant de la première, alors que la seconde sera davan- tage en charge de la planification stratégique de décarbonation et de financement de la transition. Vers une rationalisation des standards et frame- works ? Ces exigences n’en sont qu’à leurs débuts; elles prennent d’ailleurs progressivement le pas sur les différentes initiatives volontaires ( standards et fra- meworks ) qui avaient pu émerger au cours des dernières années (2) . Ces dernières ont pu utile- ment guider les institutions financières sur des périmètres spécifiques de durabilité, depuis la méthode de mesure des émissions, la fixation d’indicateurs cibles jusqu’à leur communication externe (3) . Néanmoins, le besoin de mesures ré- glementaires homogènes devrait progressive- ment s’imposer, notamment à des fins de supervision, même si une cohabitation devrait encore perdurer avec les engagements volon- taires les plus reconnus (4) . D’ailleurs, la rationalisation de certaines de ces initiatives volontaires a déjà débuté : l’industrie de la gestion d’actifs en offre ainsi un exemple éclairant avec la SFDR, qui a contribué à réduire l’attractivité de la labellisation volontaire des fonds, bien que n’étant pas l’objectif annoncé de cette réglementation. II. Les banques entre attentes et exigences croissantes Au-delà des évolutions réglementaires annon- cées et déjà largement commentées, il semble utile de s’attarder sur deux sujets spécifiques sus- ceptibles d’impacter les établissements de crédit, à court terme : l’éventuelle intégration des risques environnementaux (et sociaux) dans les fonds propres d’une part, et l’inclusion croissante des risques liés à la biodiversité d’autre part. Un ajustement éventuel des besoins en fonds propres bien délicat à appréhender La dernière version de la CRR III exige de la part des banques de reporter leurs risques ESG et de les intégrer dans leurs cadres prudentiels ; en re- vanche la question de la mesure de ce risque au titre du pilier I n’est pas traitée. L’EBA a publié en octobre 2023 une excellente étude (5) explorant les possibilités d’ajustements, mais accompa- gnées de mises en garde appuyées sur les risques à modifier des pondérations si patiem- ment calibrées. Il semble que le pilier II et la réa- lisation de stress-tests puissent pour le moment servir d’expédient. Il sera utile d’observer atten- tivement d’éventuels ajustements à venir dans les traitements prudentiels. La biodiversité, insérée dans la gestion des risques Une attention croissante est également portée pour estimer les risques sur la biodiversité et la protection des ressources naturelles. Ces sujets ont été progressivement intégrés dans le cadre de gestion des risques du NGFS (6) , ou dans diffé- rentes initiatives volontaires telles que la Task- force on Nature-related Financial Disclosures (TNFD) . Pour les institutions peu préparées, la prise en compte de la biodiversité dans les mo- dèles de risque peut étonner. Pourtant, la décar- bonation à marche forcée ne doit pas se faire au détriment d’autres dimensions essentielles de l’environnement, dont la biodiversité. C’est le principe du « Do Not Significant Harm (7) consacré par la Taxonomie. Si les données de biodiversité sont rares, et donc difficiles à collecter, il n’y pourtant guère le choix. La protection du «E» comprend aussi bien des éléments financiers que non financiers, à charge pour les établissements concernés de les intégrer adéquatement dans leurs dispositifs de risque. Si l’objectif poursuivi est louable, il est possible qu’il faille encore du temps pour observer une montée en charge effi- cace sur ce sujet. Ce qui n’est pas encore dit… Au-delà de ces deux thèmes à court terme, de plus grandes réflexions et remises en cause s’esquis- sent, et ne sont pas encore pleinement reflétées dans le cadre réglementaire. Le thème de la déplé- tion des ressources naturelles, et du respect des li- mites planétaires pourrait venir s’inviter de manière plus marquante dans l’agenda de trans- formation à venir : ce sont les thèmes déjà couverts par la Taxonomie mais encore insuffisamment in- tégrés dans le cadre de gestion des risques. De manière plus confidentielle mais largement partagée, de nombreuses institutions s’interro- gent également sur la faisabilité des trajectoires induites par les scenarios de 1.5°, constatant qu’ils sont de moins en moins vraisemblables. A court terme, les banques se garderont bien de les écarter de leurs analyses, s’appuyant par prin- cipe sur le consensus scientifique guidant l’ac- tion en matière d’objectifs climatiques. Si cet objectif de 1.5° s’éloigne, il n’est pas perdu. Sur- tout, il n’est incidemment pas attendu des insti- tutions financières de prendre l’initiative : à charge pour elles de projeter ce que ce scenario implique pour leurs modèles d’affaires et leur gestion des risques. III. Le temps de la transformation ne fait que commencer Ce temps des disclosures n’est qu’une première étape, que l’on pourrait résumer au temps de la sensibilisation et de la compréhension. Pourtant, le temps de la nécessaire transformation est déjà là. La seule présentation de plans de transition avantageux pour tendre vers le Net Zéro ne suf- fit pas : il faut commencer à agir. Mais les éta- blissements de crédits sont exposés à une situa- tion singulière, les confrontant à deux objectifs contradictoires. D’un côté, la tentation de réduire drastiquement leurs expositions les plus émissives dans le cadre d’une saine gestion de leurs risques (financiers comme réputationnels). De l’autre, la nécessité d’accompagner leur clientèle historique sur le che- min de la transition, en leur fournissant des finan- cements adaptés mais avec le risque de rallonger la durée de leurs expositions risquées. La BCE ainsi que la Commission Européenne (8) , conscientes de ce paradoxe, ont pu rappeler avec insistance l’im- portance de ce rôle de Transition Enabler pour les établissements de crédit. Cette contradiction pour- rait être assurément l’un des grands défis à résou- dre, dans un proche avenir. Les outils incitatifs pour ce rôle de Transition Enabler (d’ordre régle- mentaire par exemple) restent à forger. Et si la transformation est enclenchée, le temps des délicats arbitrages n’est pas encore venu; à court terme, des politiques de limitation, voire d’exclusion sectorielle, peuvent déjà être mises en place avec une certaine efficacité. A moyen terme, les établissements de crédit devront déci- der de maintenir ou non leurs engagements vis- à-vis de Corporates ou de PME mal engagés sur le chemin de la décarbonation, et face à une pres- sion croissante de la société civile. Il importe qu’ils s’y préparent adéquatement, et en cela la CSRD et les autres obligations de reportings ne seront guère utiles : c’est bien de préparation stratégique dont il est question. Aux établisse- ments de saisir le momentum , plutôt que de de- voir subir, puis de réagir avec retard. Par exemple, les solutions de financement vert sur mesure se sont démultipliées au cours des dernières années, et peuvent représenter de réelles opportunités pour les banques qui sau- ront accompagner leurs clients historiques suffi- samment tôt dans la transition. En complément, des cadres d’analyse structurés (9) pourront aider à piloter cette transformation attendue, sur les différents portefeuilles de crédits concernés. C’est cette étape de mise en action de la transi- tion qu’il nous semble essentiel de préparer maintenant…en attendant les autres vagues, qui ne manqueront pas de venir. * ESRS : European Sustainability Reporting Standards SFDR : Sustainable Finance Disclosure Regulation CSRD : Corporate Sustainability Reporting Directive CSDDD : Corporate Sustainability Due Diligence Directive CSSF : Commission de Surveillance du Secteur Financier 1) «D’une vague à l’autre»,Agefi juillet-août 2023. 2) Notamment, le Science Base Target Initiative, le Transition Path- ways Initiative, le Principle for Responsible Banking 3) Cf. LSFI Climate Measurement and Reporting Working Group d’Octobre 2023, qui propose une sélection de standards pour accom- pagner les banques de la place pour chacune de ces étapes. 4) On rappellera toutefois que ces initiatives ne sont pas exemptes de limites : on pense notamment à la faible granularité des informations de la méthodologie PCAF, ou aux larges interprétations d’impact is- sues du standard Principle for Responsible Banking. 5) On the role of environmental and social risks in the prudential frameworks, Octobre 2023. 6)NGFS,Nature-relatedFinancialRisk:aConceptualFrameworkto guideAction by Central Banks and Supervisors, September 2023. 7) Concept dont la démonstration opérationnelle s’avère difficile, no- tammentpourlecalculdesactifs«alignés»pourleGreenAssetRatio. 8) Par exemple, voir le discours de Frank Elderson du 14 mars 2024, disponible sur le site de la Banque Centrale Européenne. 9) A titre d’exemple, les 4 stratégies clés de financement du G-Fanz : climate solutions, aligned, aligning and managed phaseout. Partie II D’une vague à l’autre C o n n e c t i n g t o d a y , s h a p i n g t o m o r r o w

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