Agefi Luxembourg - novembre 2025
AGEFI Luxembourg 38 Novembre 2025 Droit / Emploi Par Corinne LAWSON, sociologue éthicienne de la finance Kant,Levinas,MounieretPerroux:remettre l’homme au cœur de la rentabilité L a finance moderne, nous pen- sons à la finance de mar- ché, fondée sur la vitesse, la rentabilité, la rationalité, la régulation (v3r) tend à oublier sa finalité humaine. Cet article explore comment trois philo- sophes de différentes époques— Kant, Levinas, Mounier — et l’économiste François Perroux offrent une boussole pour réhu- maniser le secteur financier. La puissance financière sans visage Mondialisée, digitalisée et automatisée, la finance conditionne aujourd’hui investissements, transitions écologiques et innovations technologiques. Pour- tant, elle souffre d’un angle mort : l’humain. L’éthique y est trop souvent un argument de com- munication ou une contrainte réglementaire, alors qu’elle devrait interroger le sens de l’action finan- cière.Mais au fond, la questiondemeure : pourquoi et pour qui la finance agit-elle ? Kant : le devoir au-delà du calcul financier Sa réponse : l’ impératif catégorique , principemoral universel. «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’au- trui, comme une fin et jamais simplement comme unmoyen. » Appliquée à lafinance, cettemaxime interdit de trai- ter les personnes — salariés, clients, investisseurs, populations—comme de simples leviers de profit. La moralité n’est pas affaire de résultat, mais d’in- tention : c’est la volontébonne qui donne sens à l’ac- tion économique. Kantrappelleainsiquela rentabilitésansmoraledé- truit sa propre légitimité . La confiance, socle de tout marché,reposesurlacohérenceentrel’intérêtetlede- voir. Une finance kantienne, aujourd’hui, serait celle qui agit non parce qu’elle y gagne uniquement, mais parcequ’elley croit àunefinutilepour l’humanité, le partage des richesses, le bien commun. Unebanqueouunfondsd’investissementparexem- plequiintègreuncomitééthiquepourvalidersespro- duits financiers ne se contente pas de la rentabilité : elle s’assure que les clients et les employés soient bien traités.Laconfianceainsicrééeattiredesinvestisseurs long terme et stabilise la réputation. Levinas : le visage de l’autre face à la rentabilité Deuxsièclesplustard, EmmanuelLevi- nas (1906–1995) écrit après la Shoah, dansuneEuropedéfiguréeparlaguerre etlarationalisationdumal.Ilreprocheà la philosophie occidentale d’avoir trop cherché à comprendre le monde plutôt qu’à répondre à autrui. Dans Totalité et Infini , il renverse la perspective : Avant d’être un sujet rationnel, je suis responsable. « Le visage de l’autre m’oblige », écrit-il. « Il me dit : tu ne tueras point. » Dans la finance d’aujourd’hui, ce « visage » a disparuderrière les data , les écrans, les chiffres, et les indicateursdesmarchés et des investis- sements. Les algorithmes évaluent des risques finan- ciers,nondesvies,etl’écologiehumaine.Lesmarchés arbitrent des valeurs, non des visages des employés, managers. Levinas nous rappelle que l’éthique com- mencelàoùs’arrêtelamesure:quandunedécisionfi- nancière engage la vie d’autrui, la sueur du front d’autrui, son bien-être et sa souffrance au travail elle devientmorale avant d’être rentable. RéintroduireLevinasdanslafinance,c’est remettrela responsabilité de l’autre dans le travail au centre de larentabilité .C’estcomprendrequelevéritablerisque financierestceluiavanttoutechosed’oublierl’humain au travail et dans les finalités. Une société de gestion d’actifs par exemple qui évalue les risques psychoso- ciaux dans ses équipes ou qui inclut des critères hu- mainsetenvironnementauxdanssesinvestissements. Elle anticipe ainsi les crises internes et externes, ren- forçantlastabilité,renforcelareconnaissancedespro- fessionnels et la résilience à long terme. Mounier : la personne comme finalité économique Contemporain de Levinas, Emmanuel Mounier (1905–1950)proposeunetroisièmevoie:le personna- lisme .Dansl’entre-deux-guerres,ilvoits’effondrerles certitudes économiques. Le capitalisme et le collecti- visme,oulesocialismedit-il,partagentlamêmeerreur : l’oubli de la personne. « La personne n’est pas un individu isolé, à utiliser maisunêtre enrelation», écritMounier. «Elle trouve sa dignité dans la communion et le service. » Le personnalisme économique qu’il défend pourrait inspirerlafinanced’aujourd’hui.L’entreprisen’estpas qu’uncentredeprofit:c’estunecommunautédeper- sonnes.L’investissementn’estpasqu’unpari:c’estun engagement collectif. Une finance personnalisée ne sépare plus le rendement du sens. Elle vise le déve- loppement humain avant la performance pure. Ce queMounierpressentaitdanslesannées1930,lesno- tionsde financeàimpact ,de responsabilitésociétale des entreprises (RSE) et d’ investissement durable, lescritères environnementaux,sociauxetdegouver- nance (ESG), commencent seulement à l’incarner. Mais il en posait déjà la condition intérieure : sans transformation du regard sur la personne, l’éthique reste undiscours et dumarketing. Considérons une fintech qui favorise le télétravail et laformationcontinuedeseséquipes,encréantdeses- paces collaboratifs et en associant les employés aux décisionsstratégiques.Lecapitalhumainainsivalorisé devient moteur d’innovation et de maintien des ta- lents au seinde l’entreprise. Trois époques, unemême exigence encore contem- poraine face aux V3R ( vitesse, la rentabilité, la ratio- nalité, la régulation). Kant,Mounier et Levinasne se connaissent pas,mais se répondentmutuellement et ne nous répondent-ils pas aujourd’hui enfin 2025 ? Trois contextes, trois crises—économique, politique, spirituelle—etuneseuleleçon: l’éthiquen’estpasun supplément,c’estlaconditionpremièredelaliberté. La finance de marché et d’investissement d’au- jourd’hui rejoue lamême tension. Comme auXVIIIᵉ siècle, elle glorifie la rationalité. Comme au XXᵉ, elle affronte la déshumanisation du travail et de la tech- nique. Et comme toujours, elle hésite entre efficacité et justice, face à la technologie, ladigitalisation, le ca- pitalisme, la rentabilité. Les trois Emmanuel rappel- lent que l’économien’est jamais neutre : elle exprime une vision de l’homme à une époque et nous en 2025, quelle vision de l’homme exprimons-nous à travers lafinance?Quediront lesgénérations futures de ce que la finance de 2025-2026 a fait de l’homme au Luxembourg ? L’éthique comme levier desV3R et de la rentabilité enparticulier Etsicestroisphilosophiespouvaientrenforcerlaren- tabilitéplutôtquelafreiner?Commentenvisagerune tellethèse,cellededirefin2025àlafinancequecen’est pasledéveloppementquiestappeléàêtredurableen premier mais l’homme ? Loin de toute naïveté, leur héritagepeutfonderun avantagecompétitifdurable . - Kant éclaire la nécessité de la fiabilité morale : le travail de la confiance—pilier de lafinancedemar- ché — naît de comportements universalisables et prévisibles, pas uniquement les performances de réussites affichées mais rajoutée dans la partie visi- ble de l’iceberg la confiance dans les valeurs. Une gouvernance (actionnaires et managers) cohérente avec ses valeurs et finalitéshumaines rentables attire capitaux et partenaires long terme et bien entendu prospérité durable. - Levinas montre que la responsabilité envers l’autre est le fondement d’une humanité durable et protège contre les crises réputationnelles, sociales et clima- tiques, contre les révoltes et mouvements de contes- tations et donc les crises économiques, managériales, debien-être,souffranceautravailetdéshumanisation du travail : les entreprises les plus attentives à leurs impacts sont aussi les plus résilientes, les plus stables, les plus prospères. - Mounier rappelle que la communauté et la coopé- rationstimulentl’innovationetlafidélité:unefinance delapersonnecréeducapitalhumain,doncducapital tout court. Même si nous envisageons et réservons une grande place à l’intelligence artificielle (IA), nous sommes d’accordqu’enpremière place nous ne pou- vons pas nous passer du capital humain. En d’autres termes, la rentabilité éthique n’est pas une utopie morale, mais une stratégie lucide pour notre siècle. La performance durable repose sur la confiance (Kant),laresponsabilité(Levinas)etn’oublionspasau travail la dignité des personnes partagée (Mounier). Cestroisvertussontlesvraismoteursd’uneéconomie pérenne et donc de la durabilité. En réalité la finance et l’autre, la finance et le devoirmoral, la finance et la personne sont intrinsèquement indissociables ! Sortir de l’anglemort LafinanceduXXIᵉsièclen’ajamaiseuautantdepuis- sanceniautantderesponsabilités.Sesdécisionscondi- tionnent les équilibres écologiques, sociaux et technologiquesdedemain.Maissansancrageéthique, cette puissance risque la dérive : celle d’un système sansfinalitéhumaine.Kant,LevinasetMouniernous tendentlamaindepuistroissièclesdifférents,versune financeV3RD. La finance moderne peut transformer ses V3R (vi- tesse, rationalité, rentabilité, régulation) en V3RD en y ajoutant la durabilité . En parlant des critères ESG c’est-à-dire environnement, social et gouvernance, la performancedurablepourraitreposersurlestroisclés sociales : - Confiance (Kant) - Responsabilité (Levinas) - Respect de la personne (Mounier) Conclusion synthétique Lafinancen’estpasqu’unsystèmedefluxetdeprofit. Elleestunerelationentrevisages,devoirmoraletper- sonnes. Une finance qui place l’humain au centre est non seulement plus juste,mais aussi plus résiliente et durable.Etlarentabilitélaplussolide etdurablec’est- à-direcellequipeutrésisterauxventsetauxtempêtes, aux crises économiques politiques est incontestable- mentcellequireposesurlesoclesolidedelaconfiance, laresponsabilitédel’autreetlerespectdelapersonne. Parcequ’enfindecompte,l’économienevautquepar l’homme qu’elle sert ouqu’elle est appelée à servir. « Servir la vie plutôt que contraindre le marché, c’est là le véritable visage de la finance. La durabilité n’est pas une option : elle commence par l’homme. » L’éthique dans l’angle mort de la finance L ’étude Randstad Employer Brand Research (REBR) 2005 a interrogé 1511 tra- vailleurs, principalement au Luxembourg mais aussi dans les pays frontaliers, afin de connaître leurs attentes en termes de job idéal. L’enquête a égale- ment sondé les personnes sur leur réalité au travail. Le facteur « équilibre entre vie professionnelle et vie privée » dépasse la sécurité de l’emploi Le rapport Randstad sur la marque employeur 2025 confirme unemutation des prio- rités des salariés. Si la rémunéra- tion reste le critère le plus impor- tant, l’équilibre entre vie profes- sionnelle et vie privée a connu une montée significative, dépas- sant la sécurité de l’emploi. Elle devient ainsi le deuxième facteur le plus important dans l’évalua- tion de l’employeur idéal. Plus révélateur encore, l’équilibre travail / vie privée est la raison principalepourlaquellelessalariés cherchent à quitter leur emploi actuel. Alors que le marché de l’emploi montre une augmenta- tionde 2%de l’intentionde chan- ger d’emploi, les entreprises luxembourgeoises doivent impé- rativement s’adapter. La faible rémunération n’est pas le moteur de départ, ce qui indique que les salaires restent compétitifs. En revanche, le manque de flexi- bilité et une qualité de vie insatis- faisante sont les principaux points de friction menaçant la rétention des talents. Les attentes dumarché et le profil de l’employeur idéal Lesattentesdesemployéssontsta- blesetalignéessurtouteslesgéné- rations : le salaire et les avantages attrayants sont incontestablement en tête, suivis par l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée et la sécurité de l’emploi. Toutefois, des nuances existent. La Génération Z se distingue en accordantmoinsd’importanceàla santé financière de l’entreprise et en privilégiant plus fortement la diversité et l’inclusion (D&I) que les autres générations. Le classement des employeurs les plus attractifs 2025 L’étude REBR 2025 révèle égale- ment le classement des employeurs lespluspriséspar les salariés du Luxembourg. Ces entreprises se distinguent par leur capacité à aligner leur marque employeur avec les attentes clés dumarché. On remarque que les entreprises locales tiennent le haut du pavé. 1. Université de Luxembourg 2. Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat Luxembourg 3. GroupeCFL 4. Luxair 5. Groupe Post Luxembourg Le grand écart entre certaines réalité et attentes Le rapport met en lumière une dissonance croissante. Les employeurs obtiennent d’excel- lents résultats sur les critères tra- ditionnels : huit salariés sur dix évaluent positivement leur employeur enmatièrede sécurité d’emploi et de santé financière. Cependant, un écart majeur per- siste dans les domaines qui moti- vent lamobilité :moinsde lamoi- tiédessalariésseulementévaluent favorablement leur employeur surl’équilibreentrevieprofession- nelle et vie privée et sur l’atmo- sphère de travail. En investissant leurs efforts dans la consolidation de leur stabilité, les entreprises semblent négliger le facteur numérodeuxdespriorités,l’équi- libre vie professionnelle / vie pri- vée, créant une faille critiquepour la rétention de leur personnel. Ilexisteaussiunécartd’expérience entre les “cols blancs” (travail de bureau) et les “cols bleus” (travail manuel ou technique), les pre- miers ayant une vision plus posi- tive de leur employeur actuel en matière de salaire et de sécurité. Équité : une crise de confiance concernant l’avancement de carrière Bien que l’équité soit jugée favo- rablement dans l’ensemble (deux tiers des salariés), une crise de confiancesemanifesteconcernant les décisions stratégiques. Si la moitié des salariés estiment rece- voir un salaire égal pour un tra- vail égal, moins d’un tiers juge que ladirectiongénérale est équi- table dans les processus de recru- tement, d’avancement de carrière et de distribution des opportuni- tésdecroissance,tellesquelesfor- mations et l’attribution des meil- leuresmissions. Cemanquede transparencedans laméritocratie institutionnelle est un point de friction majeur. De plus, malgré des progrès, les minoritéscontinuentdepercevoir davantaged’obstaclesprofession- nels que leurs homologues non minoritaires. L’IAenpleine ascension L’adoption de l’IA a connu une haussenotable,avecuneaugmen- tation de 7%des employés l’utili- sant régulièrement.Deux tiersdes employés s’attendent à ceque l’IA ait un impact sur leur travail, une augmentation significative par rapport à l’année précédente. Laperceptiondel’IAdevientéga- lement plus positive, avec 5 % d’employés en moins anticipant un impact négatif sur leur satis- faction au travail et 6 % d’em- ployés en plus prévoyant des effets bénéfiques. LagénérationZ est en tête de l’adoption de l’IA, avec 31 % de ses membres l’utili- sant régulièrement. Conclusion : un impératif de flexibilité Les conclusions du REBR 2025 sont claires : la fidélisation des employés au Luxembourg ne se gagnera plus uniquement par la compétitionsalariale,maisparune offre tangible de qualité de vie et de transparence. L’équilibre entre vieprofessionnelleetvieprivéeest devenu une monnaie d’échange très précieuse et le principal point de sortie pour le talent. Les employeurs qui réussiront sont ceux qui combleront le fossé entre leurs promesses et l’expé- rience quotidienne de leurs employés, en transformant la flexibilité et l’équité des opportu- nités en avantages concurrentiels mesurables. La qualité de vie, principal moteur de mobilité au Grand-Duché ©Freepik
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