Agefi Luxembourg - novembre 2025

Novembre 2025 35 AGEFI Luxembourg Droit / Emploi Par Caroline LAMBOLEY, Headhunter, Lamboley Executive Search* À l’heure où lamoitié des diri- geants d’entreprises familiales européennes approche de la retraite, la questionde la transmis- sion reste trop souvent un anglemort. Entre enjeux émotionnels et impéra- tifs économiques, la succes- sion s’impose comme un test dematurité stratégique. Un enjeu stratégique trop souvent repoussé Dans l’imaginaire collectif, l’entreprise familiale incarne la stabilité, lafidélité aux valeurs et la vision à long terme. Elle rassure clients, partenaires et collaborateurs par sa continuité et son enracinement. Pourtant, derrière cette solidité appa- rente se cache une fragilité réelle : celledupassagede relais.En2025,prèsde60%desdirigeantsdesociétés familiales européennes ont plus de 55 ans et un tiers seulement a formalisé un plan de succession. Autre- mentdit,desmilliersd’entreprises,parfoisflorissantes, fonctionnent sans stratégie claire pour le jour où leur leader fondateur se retirera. Cedécalageentrelalongévitédel’entrepriseetlapla- nificationdesacontinuitéestfrappant.Dansbiendes cas, la transmission n’est pas pensée comme une dé- cision de gouvernance, mais comme un événement personnel, presque tabou.Onenparle trop tard, sou- ventdansl’urgence,parfoisaumomentoùlasantéou lescirconstancesimposentledépart.Or,cetteabsence d’anticipation peut faire vaciller des années de crois- sance.Unesuccessionnonpréparéeentraîne fréquemment une désorganisation interne, une perte de confiance des investisseurs et un effritement du capital humain. À l’in- verse, une transition maîtrisée protège les talents et renforce la valorisation. La confusion entre héritier et successeur La succession n’est pas un acte administratif. Elle engage la stratégie, la culture et la psy- chologie. Dans de nombreuses familles, la logique de filiation l’emporte encore sur celle de la compétence. On nomme un hé- ritier “naturel” sans se demander s’il est le bon leader pour les défis à venir.Leliendusangrassure,maisilnega- rantit ni la légitimité, ni la vision. Le leadership, lui, ne s’héritepas : il semérite. Le fon- dateurdoitpouvoirdistinguerl’héritagepatrimonial duprojet d’entreprise. Car la continuitédu capital ne suffit pas à assurer la continuité du sens. Certaines entreprises ont compris qu’une direction externe, même temporaire, pouvait représenter une solution élégante : un dirigeant de transition pour structurer, transmettre, stabiliser. Loin de diluer l’identité fami- liale, cette ouverture lui offre parfois un nouvel élan. AuLuxembourg comme ailleurs, la raretédes profils expérimentésrendcetexerciceencorepluscomplexe. Les famillesdoivent composer avecunmarchéde ta- lents tendu et une générationmontante dont les am- bitions diffèrent. Là où les fondateurs vivaient l’entreprise comme un prolongement d’eux-mêmes, leurs successeurs cherchent souvent un équilibre de vie, un cadre, unegouvernancepartagée. Ce change- mentdeparadigmeappelleunepréparationpsycho- logique autant quemanagériale. L’émotion, principale barrière à la transmission Ce qui freine le plus souvent la planification de la succession, ce n’est pas la stratégie, mais la symbo- liquedupouvoir. Le fondateur, figure tutélaire et pi- lier de l’organisation, peine à imaginer l’entreprise sans lui. Il ne se voit pas “après”. L’idée même de passer lamain réveille la peur duvide, ou celle d’un déclassement. C’est une réaction profondément hu- maine, mais lourde de conséquences lorsqu’elle bloque toute réflexion. Les transitions les plus réussies reposent sur un pro- cessus progressif, presque organique. Un binôme entre le dirigeant sortant et son successeur permet de croiser les regards, d’apprendre à se faire confiance et d’assurer la continuitédu stylede leadership. Cemo- dèle,inspirédepratiquesnordiques,gagneduterrain auLuxembourg:lacohabitationsurunoudeuxexer- cicesfinanciers, le tempsd’assurer la transmissiondu réseau, de la culture et des décisions stratégiques. Le rôledes tiers de confiance est ici décisif. Chasseurs de têtes, administrateurs indépendants, experts en gouvernance : leur neutralité permet de poser les bonnesquestionsetdedépasserlestensionsémotion- nelles. Ils aident à objectiver les compétences, à struc- turer le processus et à garantir que la succession se fasse pour l’entreprise et non contre quelqu’un. Préparer pour durer et recruter autrement Anticiper une succession, ce n’est pas renoncer, c’est seprojeter.C’est reconnaîtreque l’entrepriseabesoin d’un avenir, pas d’une dépendance. Les dirigeants qui engagent ce travail de préparation démontrent une forme rare de lucidité : celle de penser au-delà de leur propre cycle. Ils savent que leur plus grand héritage ne sera pas le chiffre d’affaires, mais la ca- pacité de leur organisation à durer. Les entreprises familiales qui réussissent ce passage ne considèrent plus la succession comme une contrainte, mais comme un acte de gouvernance. Elles la traitent avec le même sérieux qu’une levée de fonds ou une acquisition. Elles investissent dans la formationdusuccesseur, dansdesoutilsd’évalua- tion de leadership, dans un accompagnement sur mesure. Ce travail en profondeur transforme une étape à haut risque en opportunité de renouveau. C’est précisément là que le recrutement joue un rôle clé. Identifier, approcher et évaluer les bons profils de direction, qu’ils soient internes, familiaux ou ex- ternes, demande une expertise rare, mêlant finesse humaineetexigencestratégique.Lechasseurdetêtes devient alors un partenaire de transmission : il ne “remplace”pasundirigeant, il prépare la continuité. Samissionconsisteà relier lesgénérationsde leader- ship, à garantir que la culture survive tout en inté- grant les compétences dont l’avenir aura besoin. Dans un environnement où les cycles économiques se raccourcissent et où la technologie bouleverse les métiers,lacontinuiténesedécrètepas:elles’anticipe. Les familles qui comprennent cela assurent leur pé- rennité sur plusieurs générations. Préparer sa suc- cession, ce n’est pas tourner la page, c’est écrire la suivante, en s’entourant des bonnes personnes pour la rédiger. *c.lamboley@lamboley.lu www.lamboley.lu Entreprises familiales : préparer sa succession, ou risquer de tout perdre Par Nicolas DUCA, membre du Grand Comité & William Lindsay SIMPSON, Président de la Conférence Saint-Yves L e droit de la sécurité sociale est une discipline à la fois technique et exigeante. Kafka, écrivainde renomméemon- diale, a lui-même plongé dans les arcanes complexes et redoutables de ce domaine en tant que fonc- tionnaire travaillant dans les assu- rances sociales. Cet article présente les points clés pour comprendre cettematière essentielle, tant pour la protectiondes assurés que pour l’attractivité de la place financière luxembourgeoise (1) . Inauguré par la loi de 1901 relative à la couverture d’assurance maladie des ouvriers, le système luxembourgeois de protection sociale, d’inspiration alle- mande, repose sur une logique assuran- tielle et offre une protection sociale cou- vrant historiquement les conséquences de trois risques sociaux : maladie, acci- dent du travail et vieillesse. Largement élargi depuis lors, il prévoit, entre autres caractéristiques, que la charge finan- cière en lamatière soit répartie entre les employeurs et les assurés, avec une sub- vention de l’Etat, et que les partenaires sociaux puissent jouer un rôle actif dans la gestion du système. Quel droit pour la sécurité sociale ? Le principe de l’État social a fait l’objet d’une consécration constitutionnelle en 1948 et a été réaffirmé lors de la dernière révision constitutionnelle de 2023. Il en va ainsi de l’existence de juridictions spécialisées de sécurité sociale (art. 100 C) et de l’obligation pour la Chambre des députés de fixer les grands prin- cipes en matière de « sécurité sociale, de protection de la santé et de droits des tra- vailleurs » (art. 34 C). Outre les dispositions du Code de la sécurité sociale de 2008, la matière est encore régie par plusieurs règlements d’application, des conventions bi- ou multilatérales et par des normes interna- tionales telles que les traités européens qui consacrent l’existence de « droits sociaux fondamentaux ». Au sein de l’Union européenne, confor- mément au principe de subsidiarité, les législateurs nationaux sont compétents pour la définition des principes fonda- mentaux de leur système de sécurité sociale tout enobservant des règles com- munes de coordination (égalité de trai- tement oumaintiendesdroits acquis par exemple). Quel juge de la protection sociale ? Tout assuré a la possibilité, lorsqu’il s’es- time lésé par une décision émanant d’un organisme de sécurité sociale, de saisir un juge spécialisé : le Conseil arbi- tral de la Sécurité sociale (CASS) en pre- mière instance, le Conseil supérieur de la sécurité sociale (CSSS) en appel (pour les litiges relatifs à une somme supé- rieure à 1.250 euros), puis en dernière instance la Cour de cassation siégeant en matière de sécurité sociale. Suivant TomMoes (président duCASS), ladécision contestéepeut émaner dedif- férents organismes : Caisse nationale de santé (CNS, indemnités pécuniaires de maladie, prise en charge d’un traitement médical, y compris à l’étranger), Caisse nationale d’assurance pension (CNAP, pension de vieillesse anticipée, pension d’invalidité, pension de survie ou années « bébé »),Associationd’assurance accident (AAA, reconnaissance d’un accident du travail ou de trajet, indem- nités pour préjudices extrapatrimo- niaux, et réouverture du dossier acci- dent pour traitement médical), Caisse pour l’avenir des enfants (CAE, alloca- tions familiales), Fonds national de soli- darité (FNS, allocation d’inclusion, for- fait d’éducation, qualité de salarié han- dicapé, accueil gérontologique) ou Agence pour le développement de l’em- ploi (ADEM, prestations chômage). Ainsi, dans les 40 jours à compter de la notification de la décision, ou 55 jours si l’assuré est frontalier, le juge pourra être saisi par simple requête sur papier libre, à déposer auprès du CASS, compétent sur l’ensemble du territoire du Grand- Duché. Les jugementsduCASS sont sus- ceptiblesd’appel devant leCSSSendéans les 40 joursde ladatede leur notification, sauf cas particulier pour les personnes résidant à l’étranger. Tant pour les déci- sions rendues en premier et dernier res- sort par le CASS que pour les arrêts ren- dus en appel par le CSSS, un pourvoi en cassation est possible bien que sa rece- vabilité soit appréciée à l’aune d’une contravention à la loi ou pour violation des formes substantielles ou prescrites. Quels contentieux ? L’exemple des accidents du travail La prévention et l’indemnisation des accidents du travail et de trajet ainsi que des maladies professionnelles relèvent de la compétence de l’AAA, créée en 1902 et jouissant du statut d’établisse- ment public. En 2024, l’AAA fut saisie de 16.751 déclarations dont 82% rela- tives à des accidents du travail. Les conditions de recevabilité de la reconnaissance et de la prise en charge de l’accident du travail ainsi que les modalités de son indemnisation sont particulières. Concernant la charge de la preuve - dans le cadre du critère du fait accidentel identifié - c’est à l’assuré d’en établir la matérialité et le doute lui sera préjudiciable. Il en est de même s’agissant de la lésion corporelle trau- matique, qui doit intervenir au temps et au lieu du travail. En matière d’imputabilité de la lésion à l’accident du travail, le juge ne retient qu’une présomption simple, qui peut être renversée par l’AAA en rapportant la preuve contraire de l’origine de la lésiondue à une cause interne inhérente à l’assuré et totalement étrangère à l’ac- tivité assurée. Le même régime juri- dique s’applique quant à la causalité entre l’accident et l’activité profession- nelle assurée. Suivant Estelle Plançon (juriste auprès de l’AAA), on peut souligner que parmi les contentieux récurrents, celui concer- nant l’indemnisation des préjudices extrapatrimoniaux présente des spéci- ficités. En effet, ces derniers sont condi- tionnés par la date de fixation de la consolidation, c’est-à-dire lorsque la lésion se fixe et prend un caractère défi- nitif. Avant cette date, le régime de pré- somption simple d’imputabilité de la lésion à l’accident s’applique, sous réserve de certaines limitations jurispru- dentielles, comme par exemple l’ab- sence d’imputabilité des lésions àmani- festation tardive. En revanche, postérieurement, il revien- dra à l’assuré d’apporter la preuve du lien causal entre les lésions pour les- quelles la poursuite de la prise en charge des prestations en nature et en espèces par l’AAAest sollicitée et l’acci- dent du travail. Pour Estelle Plançon, les praticiens de lamatière doivent donc être attentifs au dossier administratif versé au CASS et notamment au récit du fait accidentel contenu dans la déclaration d’accident. Un droit au service de la partie la plus faible ? La mise en place progressive de l’État providence, marquée par l’adoption de la « deuxième génération » des droits de l’Homme intégrant les droits sociaux, a profondément transformé le cadre social luxembourgeois. Cependant, la résolution de certaines formes de discrimination - notamment celles liées au sexe ou à la nationalité - a nécessité, et nécessite encore, le recours tant aux juridictions nationales qu’aux juridictions européennes. Ainsi, comme le rappelle M e Guy Thomas, de nombreuses discrimina- tions ont longtemps affecté les femmes, tant dans leur vie professionnelle que dans leurs droits enmatière de sécurité sociale : inégalités de rémunération, licenciement pendant la grossesse, ou difficultés d’accès à certaines presta- tions. Ces situations ont donné lieu à un contentieux nourri, dans lequel la jurisprudence a joué un rôle essentiel pour faire progresser l’égalité de trai- tement. M e Thomas - en « vieux routard » de la lutte contre les discriminations - sou- ligne que les droits des travailleurs et des assurés font aujourd’hui l’objet d’une protection effective de la part des juges, qu’ils soient nationaux ou euro- péens. Et les affaires ne tarissent pas comme en témoigne l’arrêt du 1 er mars 2024 de la Cour constitutionnelle (n° 191/24) qui a mis fin à une différence de traitement entre assurés salariés et indépendants en matière de pension vieillesse anticipée, ou encore un arrêt de la Cour de justice de l’Union euro- péenne du 16 mai 2024 (C-27/23) qui a supprimé une discrimination entre tra- vailleurs résidents et frontaliers à pro- pos d’allocations familiales. Ces déci- sions réaffirment que le droit social conserve une finalité éminemment humaine : garantir la justice et l’égalité entre tous les assurés. Dans sa première encyclique Dilexi te du 4 octobre 2025, le pape Léon XIV aborde la question de la pauvreté et rappelle le devoir moral et collectif d’améliorer les structures sociales afin de les rendre plus justes et plus humaines. Ce message résonne parti- culièrement dans le domaine du droit social : le contentieux de la sécurité sociale, à la fois complexe et technique, reste profondément ancré dans les enjeux de justice et de solidarité. Il illus- tre, mieux que tout autre, la capacité du droit à se mettre au service de la partie la plus faible, qu’il s’agisse du travail- leur lésé ou du bénéficiaire de presta- tions sociales injustement traité. À ce titre, il nemanquera pas de susciter l’in- térêt de la nouvelle génération de juristes, désireuse de concilier rigueur juridique et engagement social. 1) Cette contribution a été écrite suite à une conférence intitulée«droitdelasécuritésociale-enjeuxetperspec- tives»(25septembre2025àlaCitédelasécuritésociale) avec les interventions de Tom Moes (Président du Conseil arbitral de la sécurité sociale), Estelle Plançon (Juriste, Association d’Assurance Accident), Guy Thomas (Avocat à la Cour), Norbert Lindenlaub (Ministère de la Santé et de la Sécurité sociale), Henry De Ron et Nora Cseke (Conférence Saint-Yves). La conférence a été organisée par l’Association luxembour- geoise des organismes de sécurité sociale, l’éditeur juri- dique Legitech, et la Conférence Saint-Yves. Droit social luxembourgeois : entre solidarité, contentieux et justice sociale

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