Agefi Luxembourg - décembre 2025
Décembre 2025 33 AGEFI Luxembourg Fonds d’investissement OPINION - par Nicolas FOREST, Chief Investment Officer Candriam L ’année qui s’achève aura été celle de tous les paradoxes. Nonobstant le re- tour deDonaldTrump à laMaison- Blanche, les tensions géopolitiques et la fragmentation économique croissante, lesmarchés financiers ont crânement poursuivi leur ascension. Bienvenue dans l’ère dugigantisme : le S&P 500 tutoie les 7 000 points, Nvidia a explosé le plafonddes 5 000mil- liards de dollars de capitalisation boursière—plus que le PIBde la France !—, et le secteur tech- nologique affiche des perfor- mances supérieures à 30%sur douzemois [1] . La confiance résiste —parfoismême à contre-courant. Car derrière les records boursiers, les fragilités de- meurent et la prise d’altitude redouble la crainte de lachute.Leschaînesdevaleurseredessinentaunom de la sécurité et de la souveraineté, la gouvernance internationale s’affaiblit, et de nouveaux pôles d’in- fluenceémergent.L’économiemondialeaavancésur une ligne de crête : soutenue par la révolution tech- nologique et une politique monétaire plus souple, mais exposée à des tensions structurelles et poli- tiques persistantes. Naviguer dans cet univers fragmenté exige une lec- ture lucide et sélective. En2026, lesmarchés devront encore arbitrer entre promesses d’innovation et ten- sions géopolitiques. La question n’est plus de savoir si l’ordre mondial change, mais comment y investir intelligemment. Les grandes puissances à la croisée des chemins États-Unis—L’innovation comme moteur, la poli- tique comme pression Malgré la réintroductionde tarifs douaniers, une po- litique migratoire restrictive et la plus longue ferme- ture administrative de l’histoire, l’écono- mie américaine a été portée par la vi- gueur des investissements liés à l’intelligence artificielle. Cette croissance devrait ralentir : l’érosion du pouvoir d’achat fragilise lesménages les plusmo- destes, tandis que la Réserve fédérale se trouve prise en étau entre une infla- tion persistante et un marché dutravailendécélération.En 2026, la crédibilité de la Fed — soumise à une pression politique accrue — sera mise à rude épreuve. Chine — Entre domina- tion stratégique et fragi- lité interne Pékin s’est imposée face à Washington dans la ba- taille commerciale, consoli- dant sa domination sur les terres rares, essentielles à la productionmili- taireettechnologique.Sil’économiechinoisepeineen- core à sortir de la déflation, ses marchés ont rebondi, tirésparlesvaleurstechnologiquesetlessoutienspu- blics. Mais la question demeure : ce sursaut marque- t-il un tournant durable ou une accalmie passagère dans un cycle d’ajustement plus profond ? Europe—Le réveil duVieuxContinent ? Ces dernières années, l’économie européenne a fait preuve d’une résilience inattendue. Malgré une crise énergétique et des droits de douane américains en hausse, l’activité a continué à croître à un rythme prochede sa tendance. LeplanReArmEurope, la re- lance budgétaire allemande et l’assouplissementmo- nétairecréerontun policymix encoreplusfavorableen 2026. Le « réveil européen » pourrait-il enfin voir le jour et offrir une performance durable aux marchés du Vieux Continent malgré un environnement poli- tiquemorcelé ? L’ère de l’intelligence artificielle : entre révolution et illusion Une nouvelle révolution industrielle — celle de l’in- telligence artificielle — est en marche, avec des dé- penses mondiales en infrastructures qui pourraient atteindre 6 700milliards de dollars d’ici 2030 [2] . Silesgainssociétauxetdeproductivitérestentencore à concrétiser, un écosystème interconnecté de géants technologiques et de nouveaux entrants se structure à grande vitesse. Mais les valorisations, désormais proches de 27 fois les bénéfices futurs [3] , interrogent. L’euphorieactuellen’estpassansrappelerlabulledes années 2000 –mais qui s’en souvient ? L’essor de l’IA s’accompagne d’un défi énergétique colossal. Lamultiplicationdesdata centers—vérita- bles «usinesdunumérique »—exigeunepuissance électrique inédite. D’ici 2030, leur consommation pourraitauminimumdoubler [4] .Répondreàcettede- mande impose d’accélérer la transition énergétique : sansénergieverteetabondante,larévolutiondigitale peut-elle avoir entièrement lieu ? Le secteur de la santé sera l’un des grands bénéfi- ciaires de cette transformation. L’IA révolutionne le diagnostic, la détection précoce et la médecine per- sonnalisée. Après une période d’incertitudes régle- mentaires, le récent accord entre Pfizer et l’adminis- tration américaine a redonné confiance à un secteur sous-évalué. Avec des fondamentaux solides, une croissance à deux chiffres et le retour des fusions- acquisitions, la santé pourrait redevenir un pilier de performance à long terme. Construire unportefeuille pour unnouvel ordremondial Dans ce nouvel environnement, la discipline et la sé- lectivitésontlesmeilleuresboussolesdel’investisseur. Les corrélations positives entre actions et obligations réduisent le rôle traditionnel des emprunts d’État comme valeur refuge. L’or, longtemps perçu comme uneprotection,s’apparentedésormaisdavantageàun actif spéculatif. Les stratégies alternatives —par leur faiblecorrélationauxmarchéstraditionnels—offrent des sources de résilience précieuses. Dansunenvironnement de recherchede rendement, lasélectivitédemeureessentielletantsurlemarchédu crédit public que sur le privé. La vigilance s’impose car les taux de défaut, jusqu’ici contenus, pourraient repartir à la hausse. Après une phase d’expansion spectaculaire, le segment du crédit privé pourrait se confronter à ses limites : moindre transparence et li- quidité, et affaiblissement des protections contrac- tuelles.Cesvulnérabilitésserontimportantesàsuivre pourlemarchécotéetnécessiterontunesélectionmi- nutieuse des émetteurs. Enfin, la diversification internationale reste un impé- ratif. Elle permet de capter des cycles économiques différenciésetdesopportunitéssectoriellesmultiples. L’intégrationdetendancesstructurelles—intelligence artificielle, santé, transition énergétique, investisse- ment à impact — renforce la robustesse des porte- feuilles et leur sens dans l’économie réelle. Transformer la fragmentation enopportunité L’année 2026 s’annonce charnière. Les élections américaines demi-mandat, la recompositiondes al- liances internationales et les avancées de la transi- tion énergétique redessinent la carte des risques— et des opportunités. Dans ce contexte de dynamiques nouvelles, notre priorité reste inchangée : préserver la résilience des portefeuilles tout en captant les nouveauxmoteurs de performance. La discipline, la diversification et la vision de long terme demeurent les fondations de notre approche. Notre conviction est claire : la fragmentation du monde n’est pas un obstacle, mais un tournant. Elle marquelepassageversunsystèmeplusmultipolaire, plus digital et à terme, espérons-le, plus durable. Car silesenjeuxdedurabilitésontparfoiscontestés,ilsde- meurent essentiels dans une perspective de long terme : n’oublions jamais que le changement clima- tique pourrait coûter à l’économiemondiale 17%du PIB [5] d’ici 2050. [1] Source : Bloomberg. Performance de l’indice MSCI US IT (MXUS0IT) entre le 4 novembre 2024 et le 4 novembre 2025. © MSCI,Allrightsreserved.Lesperformancespasséesnepréjugent pasdesrésultatsfuturs. [2] Source :McKinsey [3] Source : P/E forward à 24 mois des Magnificent 7 - Goldman Sachs,“EquityStrategy”,Octobre2025 [4] Source :IEAReportApril2025 [5] Source : Kotz, M., Levermann, A. &Wenz, L. “The economic commitmentofclimatechange.Naturestudyoneconomicdam- ages from climate change revised”—Potsdam Institute for Cli- mateImpactResearch ,urlr.me/7agYA6 Naviguer dans un monde fragmenté Par Leïla KAMARA, KamaraAdvisory L a finance durable occupe une place centrale dans la stratégie européenne, en tant qu’instru- mentmajeur de la transition écolo- gique de l’économie (Pacte vert, 2019). Toutefois, l’undes obstacles les plus persistants rencontrés par les acteurs économiques et financiers demeure la disponi- bilité et la comparabilité des données extra-financières (Azzone&Manzini, 1994 ; Johnson, 2020 ;Antolín-López &Ortiz-de-Mandojana, 2023). Conscientes de cette difficulté structurelle, les institutions européennes poursuivent leurs travaux afind’y remédier. Ces efforts apparaissent d’autant plus nécessaires que les perspectives de croissance du marché de l’investissement durable demeurent favorables : en 2024, les actifs gérés par les fonds durables ont pro- gressé de 8 % pour atteindre 3,2 trillions de dollars (United Nations, World Investment Report , 2025). Selon le rapport de Morgan Stanley Institute for Sustainable Investment (2025), 86 % des asset owners envisagent d’accroître leur exposition aux actifs durables, contre 80 % l’année précédente, illustrant une dynamique croissante. Conscients de la nécessité d’améliorer la transpa- rence et la comparabilité des données, les régula- teurs européens ont engagé, dès 2021, une réforme d’envergurevisant à faciliter l’accèsdes investisseurs à des données structurées et fiables. C’est dans ce contexte que le Règlement ESAP (2023/2859), European Single Access Point, a été adopté en 2023. Il établit une plateforme électronique centralisée et gratuite offrant un accès public à l’ensemble des informations pertinentes pour les services finan- ciers, lesmarchésdes capitaux et ladurabilité, trans- mises sur une base volontaire ou obligatoire, dans un format harmonisé. Le Règlement prévoit que l’AEMF établisse et gère ce point d’accès unique, au plus tard, le 10 juillet 2027. Il convient de distinguer le périmètre des entités soumises au reportingobligatoire en vertu du Règlement ESAP des autres Règlements et Directives. Par exemple, les entreprises assujetties à la CSRD et à la SFDRne constituent qu’unsous-ensemble des entités concernées par ESAP (confor- mément à l’annexe du Règlement). Tous les acteursfigurant à cette annexedevront donc s’y préparer, bien qu’en l’ab- sencedenormes techniques défini- tives, notamment celles relatives aux formats de données ou aux modèles attendus par les « orga- nismes de collecte », les acteurs dumarché demeurent en attente de clarifications réglementaires. Si l’amélioration de l’accessibilité aux données représente une avancée struc- turelle pour les marchés financiers européens, elle soulève néanmoins la question de la « responsabi- litéde l’information», attribuée aux entités chargées de transmettre les données et lesmétadonnées aux organismes de collecte. Or, certaines de ces entités étant simultanément productrices et utilisatrices d’informations, comme cela est le cas des sociétés d’investissements assujetties à la SFDR par exem- ple, les contours exacts de leur responsabilité demeurent à préciser. Il est probable que des entités transmettant des don- nées sur une base volontaire se distinguent dans le paysageeuropéendel’informationdurable.Àcetitre, desorganisationsscientifiquesinternationalescomme la Science Based Targets initiative (SBTi) jouent un rôle structurantdansladéfinitiondeméthodologiesd’éva- luationdesémissions,danslamiseàdispositiond’ou- tils et dans la validationdes reporting . Sa portéemon- diale lui confère une capacité unique à accompagner latransitionversuneéconomie«netzéro»,enconfor- mité avec l’Accordde Paris et le Pacte vert européen. Toutefois,l’absencedecaractèreobligatoirelimiteson adoption universelle. Malgré cela, la robustesse méthodologique de la SBTi pourrait constituer une source informationnelle particulièrement utile pour les investisseurs recourant à l’ESAP. Par ailleurs, les labels européens pourraient égale- ment fournir, sur une base volontaire, des informa- tions complémentaires, car contrairement aux agences de notation, ils ne sont pas inclus dans le périmètre des entités visées par l’ESAP. De plus, d’après Fox, Nguyen et Dumas (2023), leurs contri- butionspeuvent influencer lesfluxd’investissement vers les fonds durables non notés par une agence. Leur étude indique que, si les labels renforcent la transparence et attirent les flux vers des fonds non notés, ilsn’ont pasd’effet significatif lorsque le fonds bénéficie déjà d’une bonne notation car les investis- seurs accordent une confiance suffisante aux agences de notation. Leur constat peut sembler paradoxal au regard des travaux de Antolín-López et Ortiz-de-Mandojana (2023) sur les méthodologies d’évaluation ESG. Les auteursmettent enévidenceune fortehétérogénéité entre les agences denotation, rendant les scores peu comparables. Leur analyse souligne également la prépondérance de la matérialité financière comme étant l’approche la plus utilisée pour une notation, impliquant la façon dont les facteurs ESG peuvent affecter une activité, et, en conséquence, impacter la profitabilité attendue par l’investisseur. Les auteurs soulignent l’absence d’alignement entre lessecteursd’activitésainsiquelesdifférencesdepon- dération appliquées par les agences. Ce manque d’harmonisationcomplique l’évaluationduposition- nement réel d’un actif en matière de durabilité. CommandéeparlaCommissioneuropéenneen2021, leur analyse a contribué à l’élaborationduRèglement (2024/3005) relatif à « la transparence et l’intégrité des activitésdenotationESG»,applicableàcompterdu2 juillet 2026. Ce règlement introduit des exigences d’agrément, de transparence méthodologique et de préventiondesconflitsd’intérêts,notammentàl’égard des activités de conseil en investissement. Parailleurs,danslacontinuitédelaréformeducadre réglementairedureportingdurable,l’EFRAGainau- guré, le 4décembre 2025, uneplateformedepartage de connaissances ( Knowledge Hub ) dédiée aux Normes Européennes de Reporting de Durabilité ( EuropeanSustainabilityReportingStandards ),afind’en faciliter la compréhensionet lamise enœuvre. Cette initiative s’inscrit dans un travail plus large de sim- plification du Règlement ESRS (2023/2772). L’une des évolutions majeures concerne l’évaluation de la matérialité d’impact, désormais dissociée du méca- nismede «netting». Cependant, les impactspositifs et négatifs doivent continuer d’être rapportés dis- tinctement à chaque niveau, en cohérence avec le principe de « doublematérialité ». Cette notion de double matérialité constitue le socle de la CSRD et le principe directeur des entreprises souhaitant attirer les investisseurs. Elle repose sur l’idée que les activités d’une entreprise influencent son environnement tout en générant des risques et des opportunités pour son propre modèle écono- mique,élémentsdevantêtreintégrésàsavalorisation financière.CommelesoulignePetitjean(2015),lavéri- tableplus-valued’uneentrepriserésidedanssacapa- cité à générer à la fois un rendement financier et un impact positif sur la société et sur l’environnement. Nostravauxderechercheillustrentcependantladiffi- culté pour les fonds d’investissement d’identifier des actifs capables de répondre à cette double exigence. Ils montrent notamment le manque d’appétence des entreprisespourl’innovationenvironnementale,mal- gré ses effets bénéfiques à long terme sur les perfor- mances financières et environnementales. Selon Gliedt,HoickaetJackson(2018),l’interconnexionentre les intermédiaires de l’innovation tels que les incuba- teurs, les initiateurs de politique verte et autres pré- curseursdansledomaine,constitueunvecteuressen- tiel dudéveloppement d’une économie verte. Il apparaît donc nécessaire que les entreprises colla- borent avec ces acteurs afin d’élaborer des stratégies d’innovation cohérentes. Elles devront, à terme, consacrer une part croissante de leurs investisse- ments à la R&D environnementale pour renforcer durablement leur performance selon le prisme de la doublematérialité. Références : - Fox, Mathilde., et al. « Efficacité des labels à but non lucratif et des notations commerciales pour orienter les flux financiers vers des fonds durables ». Management & Prospective, 2023/3 Volume 40, 2023. p.126-140. -Antolín-López,Raquel,andNataliaOrtiz-De-Mandojana.Measuring and disclosing Environmental, Social and Governance (ESG) informa- tionandperformance.PublicationsOfficeoftheEuropeanUnion(2023). * Leïla Kamara est docteur en administration des affaires, chercheur associé au Business Science Institute, fondatrice de Kamara Advisory, la SIS du Grand-Duché de Luxembourg dédiée à la promotion de l’in- vestissement durable à impact environnemental. Finance durable : comment l’Europe répond au défi de la disponibilité des données ?
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