Agefi Luxembourg - novembre 2025
Novembre 2025 31 AGEFI Luxembourg Droit / Emploi ParRenaudBARBIER,ManagingPartner-Osons Une bombe à retardement silencieuse O nparle beaucoupde perfor- mance, d’impact et de diversi- fication. Onparle d’ESG, de private equity, de philan- thropie stratégique, de digi- talisation.Mais onparle trop peudu vrai sujet qui déci- dera de la survie de la plu- part des family offices au cours des deux prochaines décennies : la transmission. La transmission, dans sa dimen- sion la plus intime, celle du pou- voir, des valeurs et du sens, reste le talon d’Achille des grandes fortunes. Ce n’est pas une question de fiscalité ni de structure juridique. C’est une question humaine. Et c’est précisément là que la majorité des family offices échouent, ou échoueront. Car, derrière les façades de bonne gou- vernance et les organigrammes impeccables, laplu- part de ces structures n’ont pas su s’adapter à une réalité qu’elles refusent encore de nommer : le monde a changé, les générations aussi, et l’argent ne suffit plus à créer la légitimité. L’illusiondu contrôle : la gouvernance comme décor Lamajorité des family offices se vantent aujourd’hui d’avoir “institutionnalisé” leur gouvernance. Chartes familiales, conseils de famille, comités d’investisse- ment, reporting consolidé, tout semble sous contrôle. Mais cette mise en scène de la rationalité cache sou- ventunevéritémoinsreluisante:lagouvernancen’est pas vécue, elle est cosmétiquement déployée. Les décisions clés restent concentrées entre lesmains dequelquespatriarchesoumatriarches,souventfon- dateurs ou héritiers de la première génération de ri- chesse.Lesstructuressontfigéesdansunelogiquede continuité,maissansvisiondesuccession.Lagouver- nancedevientalorsunemiseenordredesapparences, un dispositif de tranquillisation collective, plus sym- bolique qu’opérationnel. L’illusion est confortable. On croit éviter le chaos en figeant les pouvoirs. On croit prévenir les conflits en réduisant ladiscussionàdes formalités.Oncroit pro- téger les héritiers en les maintenant à distance. Mais en réalité, on ne fait que repousser le problème. La transmission ne se décrète pas dans une charte. Elle se prépare, s’éduque, se partage. Et c’est précisément ce que lamajorité des family offices ne font pas. La fracture générationnelle : dupatrimoine à la quête de sens Les baby-boomers et la générationXont bâti leur pa- trimoine sur le travail, la loyauté et la discrétion. Les nouvelles générations (milléniaux et Gen Z) ont grandi dans unmonde ouvert, connecté, où les iden- tités sont plurielles et les frontières floues. Elles ne vi- vent pas la richesse de lamêmemanière. Pour lesplus jeunes, l’argent n’est plus seulement un symbolede réussite : c’est unmoyende contribution. Ce qu’ils veulent, ce n’est pas accumuler, c’est orien- ter. Ils veulent que le patrimoine serve à financer la recherche, la transition écologique, l’éducation, la santé, la culture. Face à cela, beaucoup de family of- fices continuent àgérer comme si nous étions encore dans les années 1980 : rentabilité, sécurité, contrôle. Ilsparlent d’impact investing,mais sans impact réel. Ils sedisentmodernes,mais continuent à ignorer les voix de leurs enfants et petits-enfants. Résultat : la fracture générationnelle s’élargit. Les hé- ritiers s’éloignent, mentalement d’abord, puis physi- quement. Ils s’installent ailleurs, investissent ailleurs, semarientailleurs.Leliensymboliqueentrelafamille et sonpatrimoine s’étiole. Une étude de UBS et CampdenWealth publiée en 2023 montrait que près de 68 % des family offices considèrent la “transmissiondes valeurs et de la vi- sion familiale” comme leur principal défi pour les dixprochaines années. Pourtant,moins de 30%ont mis en place un véritable programme d’éducation ou de participation intergénérationnelle. C’est le cœur du problème : on identifie le risque, mais on ne le traite pas. Les héritiers “émancipés” : la fuite en avant des nouvelles générations Dans de nombreuses familles fortunées, les jeunes héritiers ne veulent plus “reprendre le flambeau”. Certains créent leurs propres entreprises, souvent à impact social ou environnemental. D’autres s’impli- quent dans laphilanthropie, dans la recherche, dans la culture.Quelques-uns sedésintéressentmême to- talement du patrimoine familial, par convic- tionoupar lassitude. Cephénomèned’éman- cipation ne tient pas à un manque de reconnaissance ou à un caprice génération- nel. Il traduit une crise plus profonde : celle de la légitimité. Lorsque les aînés confondent héritage et emprise, la relève se détourne. Lorsque le family office devient un instrument de contrôle plutôt qu’unespacede transmission, les enfantspréfèrent s’enaffranchir. Le paradoxe est cruel : les fondateurs ont créé des structurespourprotéger leursdescendants,mais ils les ont souvent ren- dus prisonniers de leur propresystème.Etlesdes- cendants, pour exister, doivent désormais s’en libérer. Laméconnaissance du facteur humain Leplusgrandéchecdesfamilyofficesn’estpasfinan- cier,maispsychologique.Tropsouvent,cesstructures sont dirigées comme des entreprises, avec des ta- bleauxdebord,desaudits,desplansstratégiques.Or, unefamillen’estpasuneentreprise.Elleestuneentité vivante,traverséeparlesémotions,lesloyautés,lesri- valités, les blessures. La plupart des family offices sous-estimentlanécessitéd’unaccompagnementhu- main. Ils externalisent la gestion fiscale, juridique, fi- nancière, mais rarement la dimension relationnelle. Très peuont recours àdesmédiateurs, des coachs fa- miliaux, des facilitateurs de gouvernance. La parole se fige, les rancunes s’enkystent, les conflits larvés se transmettent comme unhéritage invisible. C’est cedéficit d’écouteet d’accompagnement qui fait exploser les dynasties les plus solides. Ce n’est pas le marché, ni l’impôt, ni la régulation : c’est la psycholo- gie. D’après une étude du Family Business Institute, 70%des transmissions familiales échouent d’unegé- nérationàl’autre,et90%au-delàdelatroisième.Non pas pour des raisons techniques, mais pour des rai- sonshumaines:absencedecommunication,pertede confiance, rivalités non résolues. L’argent ne remplace pas la vision Dans beaucoup de familles, on confond la conserva- tion du capital avec la continuité du sens. On croit qu’enmaintenantlaperformance,onpréservel’essen- tiel. C’est une illusion rassurante,mais trompeuse. Le patrimoinene survit pas s’il n’aplusdefinalitéparta- gée.Unefortune,quellequ’ensoitlataille,n’estqu’un moyen.Cequi fait sacohérence, c’est leprojet collectif qui la relie aux individus qui la détiennent, cette “vi- sion” qui dépasse la simple additiond’actifs. Or cette vision se perd souvent dans le bruit du quotidien fi- nancier.Lesréunionsd’investissementremplacentles discussionsdefond.Lesvaleurssediluentdanslesta- bleaux de performance. Le langage du rendement a supplantéceluidusens.Quandlaquestion“pourquoi avons-nouscréécetterichesse?”netrouveplusderé- ponse claire, la mécanique du patrimoine se vide de sa substance. Laplupartdesfamilyofficessontaujourd’huitrèsper- formants techniquement, mais pauvres symbolique- ment. Ils savent gérer des portefeuilles, mais pas des héritiers. Ils saventmesurer laperformance,mais pas la cohésion. Ils savent investir, mais pas transmettre. L’obsessiondel’efficacitéaprogressivementchasséla dimension humaine, celle qui donne au capital sa lé- gitimité et à la famille sonunité. La perte de sens précède toujours la perte de fortune. Onlevoitgénérationaprèsgénération.Àlapremière, l’énergiede la créationsoude.Àladeuxième, lapros- périté rassure. À la troisième, l’abondance divise. Ce n’estpaslafiscalitéquidétruitlesdynasties,maisl’am- nésie.Quandlarichessen’estplusreliéeàunehistoire, à une vision, à une responsabilité, elle se fragmente. La gouvernance devient un théâtre, les chartes fami- lialesdestextespieusementignorés,lesjuristeslesgar- diens d’un temple déserté. Ce n’est plus unemaison, c’est unmusée. Lemirage de la professionnalisation Face à cette crise silencieuse, beaucoup de family of- fices croient trouver le salut dans la “professionnali- sation”. On recrute un CEO externe, on formalise les rôles,onadopteunERP,ondigitaliselesprocess.Tout cela semblemoderne, rassurant, rationnel. Mais der- rière cette sophistication se cache parfois une forme d’appauvrissement. La professionnalisation sans in- carnationneproduitpasdestabilité,elleproduitdela distance. Elle transforme la maison familiale en une machine à gérer, dépouillée de toute chaleur. Le fa- mily office devient une entreprise comme une autre, avec desKPI, des comités, des consultants, mais sans âme. On y parle rendement, compliance, riskmana- gement, mais plus jamais de fierté, d’héritage ou de mission. Le lien affectif, celui qui justifiait l’existence mêmedelastructure,sedissoutdanslelangageneu- tre dumanagement. Les dirigeants extérieurs, aussi compétents soient-ils, nepeuventpascomblerlevided’unevisionfamiliale absente. Ils pilotent, mais ne transmettent pas. Ils op- timisent,maisnerassemblentpas.Etàmesurequeles procédures s’accumulent, les générations se taisent. Oncroitprotégereninstitutionnalisant,maisonstéri- lise.C’estl’erreurfondamentale:croirequ’onpeutin- dustrialiser la transmission. La professionnalisation est utile quand elle s’appuie sur une identité vivante, unrécitpartagé,unevolontécommune.Sanscela,elle nefaitqu’habillerd’efficacitéunlentprocessusd’effa- cement.Àforcedevouloirsécuriserlecapital,onfinit par perdre lamémoire. Comment les plus lucides s’en sortent Quelques rares familles parviennent àbriser ce cercle vicieux. Elles refusent de considérer la transmission comme une passation figée, un acte ponctuel inscrit dansun testament ouune structure juridique. Elles la conçoivent comme undialogue permanent entre gé- nérations,unprocessusvivant,itératif,parfoisconflic- tuel, mais fécond. Dans ces familles, la gouvernance n’est pas un carcan, mais un espace d’expression. Les conseils de famille ne sont pas des chambres d’enre- gistrement,mais de véritables laboratoires d’idées. Les plus jeunes ne sont pas relégués au rôle d’obser- vateurspolimentsilencieux;onlesinviteàdébattre,à contester,àproposer.Leurparoleestécoutéenonpas parindulgence,maisparnécessité:carc’estd’euxque viendra la légitimité future. Ces familles investissent dans la formationde leurs héritiers, et pas seulement àtraversdesséminairesfinanciersoudesstagesdans la banque privée. Elles les forment à comprendre la complexité dumonde, à lire lesmutations sociales, à mesurer l’impact de leurs décisions sur la société. Elles les exposent à la différence, à la diversité des points de vue, aux contraintes de la vie réelle. Elles savent que la fortune ne se conserve pas dans la tour d’ivoire du privilège, mais dans l’intelligence du monde qui change. La gouvernance, dans ces familles, n’est pas undécor administratif : c’est un cadre d’apprentissage collectif. Elle sert à structurer ledébat, à transformer les désac- cords en décisions, à canaliser les tensions sans les étouffer.Cesfamillesontcomprisquelatransmission ne se joue pas sur la détention des parts, mais sur la circulationdusens. Elles savent qu’onneprotègepas une richesse en la verrouillant, mais en la partageant lucidement : le pouvoir dedécider devient un espace commun, pas unprivilège à défendre. Ellesfontdelatransmissionunprojetcollectif,nonun transfertd’autorité.Cen’estplusunpassagedetémoin vertical, mais unmouvement circulaire, une respira- tion entre générations. Le patrimoine devient alors uneplateformed’action, unmoyende faireensemble plutôt qu’unmotif de se séparer. Et c’est précisément cette réinventiondu “nous” (fragile, imparfaite, mais sincère) qui fait ladifférence entre les familles qui du- rent et celles qui se délitent. L’échec annoncé La majorité des family offices échoueront dans la transmission parce qu’ils ont oublié ce qui les fonde : le lien humain. Ils ont confondu contrôle et continuité, secret et cohésion, performance et pé- rennité. Ils ont bâti des forteresses de compliance, de reporting et de rendement, mais ils ont laissé se dessécher les sources vives du sens et de la confiance. Ils ont voulu faire du patrimoine un mur, alors qu’il aurait dû rester un pont. La vraie transmission n’est pas celle du patrimoine, mais celle de la responsabilité. Elle ne se mesure pas en actifs sous gestion, mais en confiance entre géné- rations. Et cette confiance ne se décrète pas : elle se construit dans ladurée, dans ledialogue, dans lespe- titesdécisionsduquotidien.Ellesenourritd’écouteet d’exemplaritéplusquedechartesetdeprotocoles.Elle exige du temps, de l’humilité et, parfois, le courage d’abandonner le contrôlepour préserver l’unité. C’est cette confiance, lente à bâtir et facile à briser, qui manque aujourd’hui à trop de familles. Sans elle, le capital devient une poudrière silencieuse : les ran- cunessédimentent,lesfrustrationss’accumulent,etla richesse se transforme en champ de bataille. On croit posséder, mais c’est le patrimoine qui finit par possé- der ceux qui le détiennent. Dans vingt ans, beaucoup de family offices auront disparu,absorbéspardesstructuresplusgrandes,dis- sousdansdesquerellesinternes,ousimplementépui- sés par la perte de sens. Ils rejoindront la longue liste desfortunesquin’ontpassurvécuàleurpropreréus- site.Ceuxquisubsisterontneserontpaslesplusriches, ni les plus sophistiqués, ni ceux dotés des meilleurs conseilsjuridiques.Ceserontlesplussincères,lesplus cohérents, ceux qui auront compris que la transmis- sionn’estpasuneaffairedefiscalitéouderendement, mais une affaire de relation, de confiance et de res- ponsabilitépartagée. Ceuxqui auront su transformer le capital en culture, et la richesse en engagement. La transmission n’est pas un acte technique, c’est un geste profondément humain, un acte de foi dans la continuitédulien.Etc’estprécisémentcelien,invisible maisvital,quelaplupartdesfamilyofficesontoublié de protéger. Pourquoi la majorité des family offices vont échouer dans la transmission générationnelle
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