Agefi Luxembourg - décembre 2025

Décembre 2025 23 AGEFI Luxembourg Consultance Par Renaud BARBIER,Managing Partner - Osons P endant dix ans, le monde écono- mique s’est enivré de promesses technologiques. La disruption était devenue la nouvelle religion, l’innovation un réflexe pavlovien, et le futur un argument marketing. On croyait que tout allait changer, tout de- vait changer, tout devait s’au- tomatiser, s’augmenter, se digitaliser. Puis la réalité a repris ses droits. Les organisations revien- nent au concret, au tan- gible, à l’exécution, à la cohérence. Non par conser- vatisme, mais par lucidité. Dans un paysage saturé de buzzwords, une autre transformation commence enfin : celle du retour au réel. Post-disruption : le retour du réel Il fallait bien que cela arrive. Après une décennie où chaquesecteuraétépromisàlarévolution,oùchaque technologie émergente était présentée comme lapro- chaine rupture systémique, où l’on avait presque hontedenepas “se transformer”, unvent de sobriété souffle sur les organisations. Le mot disruption a perdu sa saveur. Les dirigeants restent polis lorsqu’on l’évoque, mais l’étincelle dans les yeux n’y est plus. Ce n’est pas que l’innovation a disparu. C’est qu’elle a cessé d’être un slogan. Nous entrons dans une ère nouvelle. Moins bruyante.Moinsexaltée.Moinsspectaculaire.Uneère où l’on mesure enfin l’écart entre la promesse et l’usage, entre l’outil et l’impact, entre l’innovation et sacapacitéréelleàaméliorerletravail,lasociété,lavie. Une ère où la technologie cesse d’être une fin en soi, pour redevenir ce qu’elle aurait toujours dû être : un moyen. Ce basculement ne se fait pas dans un fracas. Ilestsilencieux,progressif,maisprofond.Commeun réveilaprèsunelonguefièvre.Lesorganisationssere- dressent,sefrottentlesyeux,regardentautourd’elles, et s’aperçoivent que beaucoup de transformations n’étaientquedesmirages.Etqueleréel,lui,n’ajamais cessé d’exister. L’ère des promesses infinies est terminée Pendant longtemps, il suffisait d’invoquer quelques motsmagiquespourêtrecrédible.Blockchain.Cloud. Big Data. Métaverse. Intelligence artificielle (IA). Agentsautonomes.Low-code.Hyperautomation.Le vocabulaire changeait tous les dix-huit mois, mais la promessedemeurait:demainseraitradicalementdif- férent d’aujourd’hui. Et qui oserait contester cela sans passer pour unpasséiste ? Lesconseilsd’administrationréclamaientleurplande transformation digitale, les banques leur stratégie Data,lesÉtatsleurroadmapIA,lesinstitutionsfinan- cières leur plateforme d’innovation. On construisait deslaboratoires,onorganisaitdeshackathons,onlan- çait des preuves de concept comme on collectionne lestrophées.Degrandespromesses,souventsincères, mais rarement suivies d’effets. Car la disruption per- manente est épuisante. Elle imposeunétat d’urgence chronique, crée l’illusion qu’on peut bâtir l’avenir en oubliant le présent, encourage la fuite en avant tech- nologiqueaudétrimentdelatransformationprofonde des manières d’agir, de penser, de décider. Les orga- nisations ont investi des millions dans des transfor- mations cosmétiques, joliment présentées en comitémais rarement ancrées dans la réalité du terrain. Elles ont empilé des couches technologiques qui ne se par- laientpas.Multipliélesoutilssansjamais simplifier les processus. Complexifié le travailencroyantl’automatiser.C’étaitla période des futurs probables. On ne construisait pas vraiment, on anticipait. On ne mesurait pas l’impact, on s’auto- congratulait sur l’innovation. Les entreprises vivaient dans la projection permanente, comme des start-ups de qua- rantemille salariés. L’illusion technologique a dominé les années 2010–2020 Les organisations ont cru qu’il suffisait d’empiler des outils pour devenirmodernes. Elles ont pensé que la technologieremplaceraitlacomplexitéhumaine.Elles ontimaginéqueledigitalallaitrésoudrecequelastra- tégien’avaitjamaisrésolu:lalenteurdesdécisions,les cloisonnementsinternes,lemanqued’alignement,les inertiesculturelles.Ellessesontlancéesdansdestrans- formationsmassivessanssedemandersileproblème était réellement technologique. Elles ont investi dans dessolutionssansavoirclarifiéleursbesoins.Ellesont déployé des plateformes sans avoir pensé à l’usage. D’oùleparadoxe:pluslesentreprisessedigitalisaient, moins elles se comprenaient elles-mêmes. Plus elles adoptaientdesoutilssophistiqués,plusellesperdaient le contact avec la réalité de leur fonctionnement. Ce n’est pas la technologie qui a échoué. Ce sont les at- tentes irréalistes. Ce sont les modèles mentaux qui n’ontpassuivi.Cesontlesorganisationsquiontvoulu sauterlesétapes,commesil’onpouvaitdisruptersans transformer la culture, l’exécution, les responsabilités. Le résultat est visible aujourd’hui. Des couches de technologies partiellement utilisées. Des équipes fati- guées. Des processus encore plus opaques qu’avant. Etsurtoutunsentimentdiffus:quelquechosen’apas fonctionné comme prévu. Le tournant 2024–2025 : le réveil du réel Ce qui se jouedepuis deux ans ressemble àune bas- cule silencieuse,maisdécisive. Lafinde l’argent gra- tuit, le retour des taux d’intérêt, la pression sur les marges, la rigueur budgétaire, tout cela a remis les organisationsfaceàuneévidencequ’ellesavaientou- bliée. Elles n’ont plus le loisir definancer des expéri- mentations sans lendemain. L’ère des promesses infinies touche à sa fin. Place au tangible. Pas au po- tentiel. Pas à la projection optimiste.Mais à la valeur qui se voit, qui semesure, qui se produit réellement. Lesdirigeantsneveulent plus entendreque“lepilote estencourageant”.Ilsveulentsavoircequifonctionne, ici etmaintenant. Ils ne cherchent plus des concepts à applaudir, mais des résultats à délivrer. La maturité technologique y contribue. Les illusions se dissipent. Onsaitdésormaisquel’IAn’estpasunebaguettema- gique,queladonnéen’estpasunmineraigratuitàex- ploiter mais un actif fragile à maintenir, que le cloud ne simplifie pas tout mais flexibilise certaines choses, que l’automatisation ne remplace pas le travail hu- main, elle le déplace, parfoismaladroitement. Dans ce paysage, une évidence s’impose. La sobriété numérique n’est pas un renoncement, c’est un choix rationnel.Lesorganisationscomprennentquelasim- plification est une force. Qu’un outil en moins peut valoiruneheuregagnée.Qu’unprojetélaguépeutva- loir un cap retrouvé. Que moins de bruit, paradoxa- lement, libère davantage d’énergie. C’est dans ce contexte que le réel réapparaît, presque comme une découverte. L’exécution retrouve son statut straté- gique. Le terrain redevient le lieu où se joue la vérité des organisations. Comprendre le travail réel, les fric- tions,lesgestesinvisibles,devientindispensablepour donner du sens à la technologie. On redécouvre qu’une organisation n’est pas un modèle abstrait, ni unassemblagedeprocessetd’outils,maisuncollectif humain,avecsescontraintes,sesdynamiques,sesfra- gilités. Et que c’est là, dans cette complexité vivante, que se joue la transformation authentique. Le travail réel : ce que les entreprises avaient oublié La réalité du travail n’était plus au programme. On parlait d’innovation, d’expérience client, d’automati- sation, de leadership transformationnel. On ajoutait des couches de technologie sur des processus mal compris. On cherchait des gains de productivité sans avoir analysé les irritants. Lesorganisationsserendaientrarementsurleterrain. Elles se fiaient aux slides, aux indicateurs, aux dash- boards. Elles confondaient ladonnée avec lavérité, et lacomplexitéaveclaprofondeur.Or,cequeredécou- vrent les entreprises, c’est que le travail réel est le seul pointd’ancragefiable.C’estluiquiditlavéritédespro- cessus. C’est lui qui révèle les dysfonctionnements. C’est lui qui montre que la plupart des transforma- tions ont échoué pour une raison simple : elles n’étaient pas alignées avec le quotidien des équipes. Le retour du réel passe donc par l’observation, par l’écoute, par la reconstructionde la chaînedevaleur à partirduterrain.C’estunretouràl’humilitémanagé- riale, à la lucidité stratégique, à la lenteur utile. Le capital humain : le vrai moteur de la transformation Pendant des années, on a voulu croire que la techno- logie allait remplacer les compétences. Qu’elle auto- matiserait la stratégie, désintermédierait le management,optimiseraitlesdécisions.L’IAétaitpré- sentée comme la solution à tout, capable de révolu- tionner la créativité, la productivité, la relation client, laproduction.Laréalitéestplussubtile.L’IAn’arem- placépersonne.Ellearévélédesfragilités.Elleamon- tré que sans jugement, sans sens, sans gouvernance, l’outil devient imprévisible. Elle amis en lumièreque les organisations nemanquent pas d’IA,mais dedis- cernement.Cesontlesmodèlesmentaux,paslesmo- dèles techniques, qui font défaut. Les dirigeants redécouvrent un principe simple. La seule ressource raren’estpaslatechnologie,maisl’attentionhumaine. L’expertise. Le leadership. La capacité à arbitrer, à in- carneruneintention,àteniruncapdansl’incertitude. Le capital humain n’est pas un supplément d’âme. C’est la clé de voûte du système. Le retour du réel passeaussiparceretourdespersonnes,dansleurrôle essentiel de décideurs et de gardiens du sens. Danscecontexte,l’IAchangedestatut.Contrairement aux prédictions, elle n’a pas “disrupté” les organisa- tions.Ellelesarévélées.Làoùilyavaitdelaclarté,elle a amplifié. Là où il y avait du chaos, elle l’a accéléré. L’IA entre aujourd’hui dans une phase adulte. Elle n’estplusuntotemniunmirage,maisunoutilsérieux, exigeant,quinefonctionnequesitroisconditionssont réunies : une donnéemaîtrisée, une gouvernance so- lide, une architecture cohérente. L’IA ne remplace pas la stratégie, elle la met à l’épreuve.Elleobligeàclarifierlespriorités,àexpliciter les choix, à assumer ce qui compte vraiment. Elle ne remplacepaslavision,ellelarendvisible,parfoiscrû- ment, en révélant ce qui est cohérent et ce qui ne l’est pas. Elle ne remplace pas la décision, elle en révèle la qualité, en montrant où les arbitrages sont solides et où ils reposent sur des intuitions fragiles. Un usage mature de l’IA n’a rien de spectaculaire. Il n’est ni magique ni disruptif. Il est opérationnel, concret, sobre. Et c’est précisément cette sobriété qui marque le passage à une nouvelle phase. Nous sor- tons dumythede la révolutionpermanentepour en- trer dans un moment plus exigeant, celui de l’optimisation intelligente, où la technologie ne rem- placenilaréflexionnil’exécution,maislesobligeàêtre meilleures. C’est dans cettemême logique que les or- ganisations renouent avec les fondamentaux. Com- prendre avant d’agir. Simplifier avant d’innover. Clarifier avant d’automatiser. La stratégie redevient un exercice de choix, pas une liste d’ambitions. La transformation redevient une discipline d’exécution, pas un discours performatif. Le leadership redevient un acte d’incarnation, pas un inventaire de concepts. Le réelmanque parfois de glamour. Il n’a pas la force des promesses futuristes. Il nedonnepas l’illusionde la rupture immédiate. Mais il a une vertu décisive : il fonctionne.Laprochainedécennieneserapascellede ladisruptionpermanente.Elleseracelledelalucidité. De la cohérence. De la reconstruction. De la réconci- liation entre stratégie et exécution. Après les illusions, lamaturité La disruption a dominé les imaginaires parce qu’elle offrait une promesse séduisante. Celle d’un avenir simple,presqueconfortable,oùlatechnologieréglerait cequel’organisationnesavaitpasrésoudre.Unavenir oùl’onpourraitmodernisersansaffronterlesinerties, contournerleslenteurs,dépasserlescontradictionsin- ternes.Ladisruptionportaitl’idéequ’enchangeantles outils, on pourrait éviter de changer les comporte- ments. Qu’en accélérant, on pourrait éviter de regar- der. Qu’en innovant, onpourrait repousser le réel. Cet avenir n’existe pas. Il n’a jamais existé. Cequelesorganisationsdécouvrentaujourd’hui,par- foisavecsurprise,parfoisavecsoulagement,c’estl’en- tréedansunephaseplusexigeante.Plushumble.Plus ancrée dans la matérialité du travail, dans la com- plexité des équipes, dans la réalité des décisions. On nechercheplusàdisruptercequibouge,maisàcom- prendrecequitient.Onnevalorisepluslavitessepour sonesthétiquepropre,maislacapacitéàexécuterpré- cisément, à ajuster, à tenir une ligne. On ne fantasme plusunmondeoù l’humainserait remplacé,maisun monde où il serait augmenté sans être effacé. Après la frénésie technologique, le réel revient. Pas comme un retour en arrière, mais comme une évi- dence que l’on avait trop longtemps négligée. Les or- ganisations redécouvrent que la stabilité n’est pas l’ennemieduprogrès.Quelaqualitén’estpasunluxe. Que la cohérence est une force. Que l’impact se construit dans la durée, pas dans l’enthousiasme de l’instant. Et c’est probablement la meilleure nouvelle pourcellesquiambitionnentdedurer.Leréeln’estpas unelimite.C’estuneressource.Unsocle.Unematière solide sur laquelle bâtir. Ce que l’on appelle “retour au réel” n’est pas un retrait,mais unematuration. La transformation laplus radicaledesprochaines an- néesserasansdouteaussilaplussimple.Réapprendre àvoir cequi est.Àregarder le travail tel qu’il se fait.À écoutercequicirculeentreleséquipes.Àcomprendre ce qui fonctionne avant de chercher ce qui pourrait disrupter. Lamodernitén’est pasdans l’oubli duréel. Elle commence au moment où l’on accepte enfin de lui donner toute sa placer. Après la disruption : Le retour du réel N euf grandes banques européennes— Banca Sella, Caixa- Bank, DanskeBank, Deka- Bank, ING, KBC, Raiffeisen Bank International, SEBet UniCredit—ont annoncé en septembre 2025 la création d’un consortiumdestiné à émettre un stablecoin en euro conforme au règlement MiCARet supervisé par la Banque centrale néerlan- daise (DNB). Le 1 er décembre, BNP Paribas a rejoint l’initiative, portant à dix le nombre d’institutions financières engagées dans ce projet visant à proposer un stablecoin euro sûr, réglementé et fondé sur une gou- vernance bancaire européenne solide. Le 2 décembre, la consti- tution officielle de la société Qivalis, domiciliée àAmsterdam, a été dévoilée, accompagnée de sa structure de direction et de gouvernance. Cette annonce marque une étape clé, traduisant la volonté des grandes banques européennes d’ancrer l’innovation financière dans un cadre réglementaire robuste, crédible et explicitement aligné sur les valeurs euro- péennes. L’ambition est de bâtir une infrastructure de paiement numérique « on-chain » fiable, destinée à devenir un standard dans l’écosystème européen. Qivalis sera dirigée par Jan-Oliver Sell, nommé CEO. Ancien direc- teur général de Coinbase Allemagne,ilyavaitobtenulapre- mièrelicenceallemandedeconser- vationdecryptomonnaiesdélivrée parlaBaFinetaoccupédespostes de direction chez Binance et iFunded,enplusde18ansdansla gestion d’actifs à Londres. À ses côtés figurera Floris Lugt comme CFO,précédemmentResponsable des Actifs numériques chez ING Wholesale Banking, avec une grande expérience en trésorerie et gestiondes risques au seind’ING. Le conseil de surveillance sera présidé par Sir Howard Davies, figure majeure de la régulation financière britannique : premier président de la Financial Services Authority, ancien directeur de la London School of Economics et ex-président de RBS. Il fut égale- ment vice-gouverneur de la Banqued’Angleterre et a été ano- bli en 1999 pour ses services dans ledomainede la régulation finan- cière. Toutes cesnominations res- tent soumises à l’approbationdes autorités compétentes. Avec ce dispositif de gouver- nance, Qivalis entame le proces- sus d’obtention de sa licence réglementaire et vise un lance- ment commercial durant le second semestre 2026. Le stable- coin euro proposé ambitionne de devenir un instrument de paie- ment numérique de référence. En s’appuyant sur la blockchain, il offrira des paiements transfronta- liers rapides, disponibles 24h/24et 7j/7, des transactionsprogramma- bles et une nette amélioration du règlement des actifs numériques, qu’il s’agisse de cryptomonnaies ou d’actifs tokenisés. L’accent est mis sur la rapidité, le faible coût et la fiabilité. Pour Sir Howard Davies, cette infrastructure est déterminante pour la compétiti- vitémondiale de l’Europe et pour la préservation de son autonomie économique : il souligne que ce projet permet d’intégrer pleine- ment laprotectiondesdonnées, la stabilité financière et la conformité réglementaire dans l’avenir de la monnaie numérique. Le consortium demeure ouvert à l’arrivée de nouvelles banques, dans une démarche destinée à sti- muler l’innovation dans les paie- ments, les règlements et l’écosys- tème numérique, tout en mainte- nantdesexigencesélevéesdesécu- ritéetdetransparence.Qivalispré- voit, d’ici 2026, de poursuivre le dialogue réglementaire et d’inten- sifier les préparatifs techniques et opérationnels nécessaires au lan- cement du stablecoin. Qivalis lance un stablecoin euro De g. à dr. : Floris Lugt, CFO, HowardDavies, Président du conseil de surveillance, Jan-Oliver Sell, CEO, Qivalis ©Qivalis

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