Agefi Luxembourg - avril 2025
AGEFI Luxembourg 16 Avril 2025 Economie / Fiscalité Entretien avec Lee C. BUCHHEIT, avocat américain, spé- cialiste des dettes souveraines par Elena L. DALY, membre dubarreaudeNewYork,égalementexpertedansledomaine de la dette souveraine À l’heure où le soutien militaire et fi- nancier américain à l’Ukraine est remis en cause, obligeant les Euro- péens à en porter seuls le fardeau, la ques- tion de l’utilisation des quelque 300 milliards d’euros d’avoirs gelés de la Fédéra- tiondeRussie, principalement détenus en Europe, revient en force dans le débat public. En réponse aux objections juridiques et financières soulevées par l’hypothèse de la confiscation de ces avoirs,LeeC.Buchheit,aujourd’huiprofesseurhono- raireàlafacultédedroitdel’Universitéd’Édimbourg et autorité mondialement reconnue en matière de dettes souveraines (il aparticipé à laplupart des opé- rationsderestructurationdedettesouverainecomme conseil des gouvernements sur une carrière de plus de 40 ans), aproposé en février 2024une structure al- ternative originale pour lamobilisationde ces avoirs. Elena L. Daly — Pourriez-vous résumer brièvement la proposition que vous avez conçue pour mobiliser les avoirs gelés de la Fédération de Russie ? Lee C. Buchheit — Elle a été conçue en réponse à la principale objection juridique des opposants à la saisie des avoirs russes gelés. Une objection qui peut se résumer ainsi : sur quelle base les États qui détiennent ces avoirs peuvent-ils les confisquer et les remettre à unÉtat tiers, l’Ukraine ? Les États qui détiennent ces avoirs ne sont pas en guerre avec la Russie, et la Russie n’a pas non plus manqué à ses obligations envers ces États (nous parlons ici, natu- rellement, des avoirs gelés appartenant à la Fédé- rationdeRussie et à laBanque centrale russe, et non des avoirs appartenant à des oligarques russes ou à des personnes « liées au Kremlin »). La réponse à cette objection est que l’Ukraine, en tant que victime d’une agression brutale et non provoquée, détient une créance légale incontestable contre la Russie pour les dommages causés par cette agression. La proposition de février 2024 visait donc à résoudre ce que j’ai appelé un problème de « géographie ju- ridique » : la partie ayant une créance sur la Russie (l’Ukraine) ne détient aucun actif russe susceptible d’être saisi pour régler cette créance, tandis que les parties détenant les actifs russes (le G7 et la Bel- gique) ne détiennent aucune créance sur la Russie qui justifierait une saisie de ces actifs. Lasolutionconsisteàtransférerlacréanceukrainienne de réparation à l’encontre de laRussie—évaluée par laBanquemondialeàenviron524milliardsdedollars —entrelesmainsdespartiesquidétiennentlesavoirs russes.Pourcefaire,leG7ouunecoalitiond’Étatsvo- lontaires pourrait, de manière très conventionnelle, prêterdesfondsàl’Ukrainesouslaformed’uneligne de crédit, en contrepartie d’une cession de la créance ukrainiennederéparation;etcela,àhauteurdumon- tantdesfondsprêtésàl’Ukraine.SilaRussiecontestait sonobligationdepayerpourlesréparations,cequiest probable, alors les pays prêteursdétiendraient du fait decettecessionunecréancedirectesurlaRussied’un montant égal à celui des avoirsgelés. Cesdeuxdettes entre les mêmes parties — la Russie, d’une part, les paysprêteursdétenteursdesavoirsgelés,del’autre— pourraient alors être compensées l’unepar l’autre. La possibilité de compenser des dettes mutuelles est re- connueparpratiquementtouslessystèmesjuridiques. Laproposition initialeachangé surunpoint aucours del’annéeécoulée.J’espéraisquelesactifsrussespour- raient éventuellement être utilisés pour couvrir une partiedescoûtsdereconstructiondel’économieukrai- nienne, une fois la guerre terminée. Ce qui supposait que les alliés de l’Ukraine continueraient à fournir un soutien budgétaire à l’Ukraine tant que les hostilités persisteraient. Or les récents changements politiques auxÉtats-Unisontjetéuneombresurcettehypothèse. Par conséquent, si la nouvelle administration améri- caineretiresonsoutienfinancier,cetteopérationdevra être accélérée pour garantir un financement adéquat à l’Ukraine avantmême la cessationdes hostilités. E. L. D. — Cette approche est-elle pleinement conforme au droit international ? L. C. B. —Oui, cette approche est conforme au droit international. Les doctrines juridiques (comme l’im- munité souveraine) qui protègent les actifs des États détenus à l’étranger n’autorisent pas les États à man- quer à leurs obligations, pas plus qu’elles ne les exo- nèrent des conséquences d’un telmanquement. E.L.D. — Pourquoicettepropositionn’a-t-ellepasétémise enœuvre l’année dernière par les pays duG7 ? L. C. B. —La réticence à saisir les avoirs russes gelés en 2023 et 2024 était, je crois, due à deux facteurs. Premièrement, les alliés de l’Ukraine finançaient son budget et il n’était donc pas nécessaire dans l’immé- diat d’envisager un recours aux avoirs gelés. Deuxièmement, certains Européens craignaient qu’une saisie des avoirs russes—malgré la provoca- tion caractérisée résultant de l’invasion de l’Ukraine —neternisselaréputationdelazoneeurocommere- fuge où d’autres États peuvent détenir leurs réserves monétaires internationales en toute sécurité. E.L.D. — Précisément,querépondez-vousàl’objectionde laBCEet dugouvernement français selon laquelle l’utilisa- tiondesavoirsrussesgelésparungroupedepayseuropéens nuiraitàlapositiondel’euroentantquemonnaiederéserve etdétourneraitlesavoirssouverainsétrangersdel’Europe? L.C. B. —Cette inquiétude concernant la réputation financière de la zone euro—que j’appelle « l’inquié- tudedumythiqueministredesFinances saoudien», en référence à l’argument souvent invoqué selon le- quel unpays comme l’Arabie saoudite se détourne- raitdelazoneeuropourleplacementdesesréserves —est, àmon avis, largement exagérée. Le G7 a gelé les avoirs russes il y a plus de trois ans. Par surcroît, à trois reprises, le G7 a déclaré qu’il ne débloquerait jamais ces avoirs tant que la Russie n’aurait pas in- demnisé intégralement l’Ukraine pour les dom- mages qu’elle a causés par son invasion illégale. En outre, l’année dernière, le G7 a annoncé qu’il utilise- raitlesintérêtsgénérésparlesactifsrussesgeléspour rembourser un prêt de 50 milliards de dollars ac- cordé par le G7 à l’Ukraine. Bien sûr, comme je vous l’ai indiqué, personne ne croit réellement que M. Poutine acceptera de payer des réparations de guerre, ce qui reviendrait à ad- mettreouvertement que son invasionétait illégale et immorale. Un tel aveu pourrait même l’exposer à uneresponsabilitépersonnelleenvertudesprincipes de Nuremberg. Donc les fonds gelés ne seront pro- bablement pas restitués à la Russie. E. L. D. — Certains commentateurs estiment que le mo- ment n’est pas venud’utiliser la totalité des avoirs, compte tenu notamment des incertitudes liées à l’imprévisibilité de la politique américaine actuelle. Qu’en pensez-vous ? Qu’avons-nous à perdre si nous tardons à le faire ? L. C. B. —Tout d’abord, si les États-Unis abandon- nent l’Ukraine, lesEuropéensdevront faire faceàun dilemne : soit financer entièrement l’Ukraine par leurspropresmoyens,soitaccepterunrèglementqui récompense ouvertement la Russie pour son inva- sion. La première solution est, me semble-t-il, politi- quement et financièrement inacceptable. La seconde constitue pour M. Poutine un encoura- gement à tenter des aventures similaires en Europe de l’Est. En outre, quels hommes politiques euro- péens voudront que l’on se souvienne d’eux pour avoir taxé leurspropres citoyens afinde reconstruire l’Ukraine tout enévitant auxcontribuables russesde partager ce fardeau par la saisie des avoirs gelés ? Deuxièmement, si M. Poutine s’assoit à la table des négociations, il nemanquera pas d’exiger qu’on lui rende « son » argent. Dans ce cas, ce que l’on peut craindre, c’est que Donald Trump, pressé d’en finir avec cette guerre, satisfasse une telle exigence. D’où lanécessitéde saisir les actifs russes dèsmaintenant. Croyez-moi : il n’y aura plus de circonstance aussi favorable. Troisièmement, tant que le statuquopersiste (le titre légal des avoirs russes gelés restant la propriété de la Russie), ces fonds peuvent devenir vulnérables à une saisie par des parties privées détenant des sen- tences arbitrales ou des jugements de tribunaux contre laRussie. D’importantes sentences arbitrales existent déjà, et il yenaurad’autres si laRussiepour- suit sa politique d’expropriation d’investisseurs étrangers jugés inamicaux. Merci à Politique Internationale pour avoir autorisé Agefi Luxembourg à reproduire cet article (n°187 - Printemps 2025), https://lc.cx/sb8_KL Du bon usage des avoirs russes Par Franz KERGER, Partner, Tax&Paul BERNA, Senior Knowledge Lawyer,A&OShearman L a règle de limitationdes intérêts touche ungrandnombre de so- ciétés ayant recours au finance- ment par de la dette externe ou interne. Elle prévoit la limitationde la déductibi- lité des surcoûts d’emprunt, c’est-à-dire lemontant dudépassement des coûts d’emprunt par rapport aux revenus d’intérêt, à 30%de l’EBITDAfiscal ou 3mil- lions d’euros. L’objectif de la règle est simplement d’éviter qu’une société n’en- coure des charges d’intérêt excessives dans le but de réduire sa base imposable. Elle vient en supplément des règles de prix de transfert basées sur les principes de l’OCDE déjà existantes et bien connus sur la place. Introduite en 2019 à la suite de l’adoptionde la direc- tiveATAD1,larègledelimitationd’intérêtsafaitcou- ler beaucoup d’encre. Elle a incité les sponsors de structures d’investissements à apporter plus d’atten- tion à la structurationde leurs investissements finan- cés par de la dette. Schématiquement, toute activité générantdesrevenusautresquedesrevenusd’intérêt etfinancéepardeladetteestsusceptiblededéclencher la limitation de la déductibilité des intérêts au niveau de la société contribuable. Immobilier luxembour- geois,partsdétenuesdansdesfondsd’investissement, activités industrielles ou commerciales diverses ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Nouvelle exonération applicable aux « groupes à entité unique » Unenouvelleexonérationdelarègledelimitationdes intérêts, celle applicable aux « groupes à entité unique»,aétévotéeàlafindel’année2024pours’ap- pliquer aux exercices d’exploitation commençant à partir du 1 er janvier 2024. Cette nouvelle exonération d’inspirationirlandaiseattirebeaucoupd’attention,en particulierdansledomainedelatitrisationets’accom- pagne,commetoutenouvellerègle,d’uncertainnom- bre de questions. Encore appelée clause de sauve- garde bis ,l’exonérationavocationàs’appliquersurtout àdessociétésdetitrisationorphelinesémettantdesti- tresdedetteàdesinvestisseurstiers.Lelégislateurfait référence à une itération de la clause de sauvegarde d’oresetdéjàprévueparlaloisurl’impôtsurlerevenu et la directive ATAD 1-même. L’une des différences principalesentrelanouvelleetlaclausedesauvegarde existanteestquelaseconderequiertuneconsolidation financière alors que lapremière ladéfend tout enexi- geant, entre autres, une émission quasi-exclusive de titres de dette à des investisseurs tiers. Conditions de la nouvelle clause de sauvegarde La nouvelle clause de sauvegarde qui permet donc une déductibilité intégrale des surcoûts d’emprunt posedes conditions àpremièrevue simples : absence de consolidationfinancière, nepas êtreune entité au- tonome (ce qui requiert la détention du capital de la sociétéprétendant à l’applicationde l’exonérationpar uneautreentitéàhauteurd’aumoins25%)etabsence d’investisseurs qualifiant d’entreprises associées. Lasecondeconditionn’appellepasdecommentaires particuliers. Concernant l’absence de consolidation financière, il est permis de se poser la question si, pour des socié- tés de titrisation à compartiments multiples, la consolidation de compartiments individuelsmet en péril l’application de la clause de sauvegarde. Le textefiscal défendant une consolidationde la société contribuable dans son intégralité, la ré- ponsedevrait être négative et une consolidation partielle du véhicule de titrisation devrait donc être permise. Enfin, l’émission de titres de dette doit êtredirigéevers des investisseurs tiers ou, pour utiliser le terme technique,desinvestisseursne qualifiant pas d’« entreprises associées ». Le concept d’entre- priseassociéesedécomposeen plusieurs critères, dont celui de l’influence notable sur la ges- tion de la société de titrisation, qui doit donc faire absence au ni- veau des investisseurs souscrivant aux titres de dette. Régime d’exonérationoptionnel Il est important degarder à l’esprit que l’exonération du groupe à entité unique constitue un régime d’exonérationoptionnel. L’exonérationne s’applique donc pas automatiquement si les conditions sont remplies.Une analysede l’éligibilité au régime s’im- posedonc et sonbénéficedoit êtredemandé chaque année dans la déclaration fiscale. Si les conditions d’éligibiliténe sont pas remplies, la clausede sauve- garde qui est d’applicationdepuis le 1 er janvier 2019 pourrait toujours s’appliquer. Le législateur est for- mel : les deux clauses de sauvegarde sont distinctes et ne se combinent pas. La clause de sauvegarde ancienne a tout son intérêt pour des sociétés faisant intégralement partie d’un groupe consolidé à des fins financières. Sans entrer dans les détails, elle permet aux sociétés dont le ratio d’endettement est égal à ou plus faible que celui du groupe à déduire leurs surcoûts d’emprunt sans que la limitation des 30%de l’EBITDAfiscal ou dumon- tant de 3millions d’euros ne s’applique. L’administration fiscale et le législateur admettent mêmel’applicationdelaclausedesauvegardelorsque la consolidationfinancière se fait sur une base volon- taire, étant précisé qu’en cas de concurrence de groupes consolidés à des fins financières, ce seront toujours les états financiers consolidés de la société à latêteduplusgrandgroupedesociétésquiseraprise en compte pour les besoins du calcul de ratio. Ceci dans une optique d’éviter les abus. Le bénéfice de la clause de sauvegarde ancienne est également optionnel et doit être demandé chaque annéedansladéclarationfiscale.Descasd’application se présentent pour des entreprises multinationales, mais potentiellement aussi dans le domaine de la ti- trisation et des fonds d’investissement. Groupe à entité unique : Oxymore ou sauvegarde de la déductibilité fiscale des intérêts ? Activitésdetitrisation negénérantpasdes revenusd’intérêt Activitésdetitrisation negénérantpasdes revenusd’intérêt
Made with FlippingBook
RkJQdWJsaXNoZXIy Nzk5MDI=