AGEFI Luxembourg - mai 2025

AGEFI Luxembourg 14 Mai 2025 Economie Opinion - par Jean MARSIA, président de la Société européenne de défense AISBL (S€D) L e 29 avril, j’étais en Lorraine, invité par l’Association thion- villoise Robert Schuman à vi- siter le fort du Hackenberg à Veckring, dans le département de la Moselle. C’est un des plus gros ouvrages de la ligne Maginot. Son équi- page était composé d’un régiment d’artillerie et d’un régiment d’infante- rie, répartis en dix-neuf blocs de combat, reliés entre eux par dix kilomètres de galeries souterraines. La ligneMaginot a peu contribué à la défense de la France en 1940, car elle ne couvrait que 140 km sur les 760 km séparant la Suisse de la mer du Nord. Lesmilliards de francs investis àpartir du14 janvier 1930, le travail des 20 000 ouvriers affectés à la construction et le courage des défenseurs des forts qui ont été attaqués, comme celui de La Ferté-sur- Chiers, à 100 km à l’ouest du Hackenberg et à 30 kmau sud-est de Sedan, ont donc été peu utiles : le gros des forces allemandes est passé par Sedan et Dinant, sur laMeuse belge, peu défendues. Il en fut de même en Belgique : la ligne défensive allait deKoningshooikt, près d’Anvers, àWavre. La bataille de laDyle a eu lieu entreWavre et Namur : la 1re armée a pu y prendre place grâce au combat retardateur du corps de cavalerie Prioux. Les unités d’infanterie, venues principalement d’Afrique du Nord, sont restéesmaîtresses du terrain jusqu’au 15 mai,mais la retraite est devenue inéluctable à cause de la percée allemande à Dinant. Les fortifications incomplètes, françaises et belges ont été peu utiles en 1940. Il me semble que les centaines de milliards d’euros que les États euro- péens, membres de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN, dépensent ou vont dépenser pour leur défense, risquent d’être aussi incapables qu’alors d’assurer notre sécurité et le cas échéant notre dé- fense, pour les mêmes raisons : l’absence d’unité de commandement et de vision d’ensemble, qui conduisent à des investissements non coordonnés, au gaspillage des ressources et à la défaite. Une tardive, mais nécessaire remise en question des certitudes Les Européens, même ceux qui faisaient aveuglé- ment et de longue date confiance à l’OTAN, pren- nent petit à petit conscience du risque que nous fait courir le président Trump. Comme il ne remplit pas sesobligations résultant dumémorandumdeBuda- pestde1994,parlequellesAméricainsetd’autresont « garanti » l’intégrité territoriale de l’Ukraine, après avoirabandonnélesAfghansàladominationdesta- libans, il est possible qu’il décide de nier les devoirs qui découlent du traité de l’AtlantiqueNord. Le 10 mai 2025, le président français et les chefs des gouvernements britannique, allemand et po- lonais se sont rendus àKiev, pourmontrer leur sou- tien à l’Ukraine, exiger de Poutine qu’il res- pecte un cessez-le-feu de 30 jours et partici- per à une visioconférence avec la trentaine de pays les plus engagés dans l’aide à l’Ukraine. Poutine a répondu en proposant des pourparlers directs entre la Russie et l’Ukraine à Istanbul le 15 mai, sans accepter le cessez-le-feu de 30 jours, et en soulignant que les pourparlers devaient tenir compte du projet d’accord obtenu en 2022 et de la situation sur le ter- rain, ce qui revient à exiger la ca- pitulation de l’Ukraine. Trump, qui avait soutenu la de- mande de cessez-le-feude 30 jours, s’est rallié en 24 heures à la propo- sition de Poutine ; il a exigé que l’Ukraine l’accepte. Trump a déjà ou- blié que la Rada, le Parlement ukrainien, a voté l’accord avec les États-Unis d’Amérique sur l’exploitationdes ressources naturelles de l’Ukraine le 8 mai, par 338 voix pour et 9 abstentions. En réaction au dédain manifesté par Poutine, M. Macronadéclaré le 13mai, aucoursd’une émission de télévision, que la France est prête à ouvrir une discussion sur le déploiement d’avions français armés de missiles air-sol avec une charge nucléaire dans d’autres pays européens, à l’instar de ce que font les Américains. Il a précisé que la France ne paierait pas pour la sécurité des autres, que ce dé- ploiement nediminuerait pas ladissuasion française et que la décision finale d’emploi de ces armes re- viendrait toujours au président de la République, chef des armées. Il adit vouloir sanctionner laRussie si elle ne respecte pas un cessez-le-feu en Ukraine, en pénalisant les fournisseurs de services financiers ou les revendeurs d’hydrocarbures. (1) Cela ne me semble pas de nature à garantir notre sécurité. Un 250 ème anniversaire, qui devrait inciter les dirigeants européens à agir ! Pourgarantirnotresécurité,l’Europedevraitsedoter d’unechaînecommunedecommandementpolitico- militaire, pour le casoù l’OTANferait défaut, surdé- cision de Trump. Cela requiert que la Fédération européenneannoncéele9mai1950parRobertSchu- mansoit enfin fondéeet qu’elledésigne le chef de ses armées et de son pouvoir exécutif. C’est ce que les Américains ont fait le 15 juin 1775, il y a 250 ans moinsunmoisaumomentoùjeterminelarédaction de cet article. Ilsont compris alors,mieuxque lesEu- ropéens aujourd’hui, quelles sont les actions priori- taires à prendre face au risque de guerre, car ils ont attendu le 4 juillet 1776 pour leur Déclaration d’in- dépendance. Celle-ci fut importante pour soutenir les forcesmorales des combattants américains, mais l’établissement de l’unité de commandement poli- tico-militaire fut absolument essentielle. La première chose que le président de la Fédéra- tion européenne devrait mettre en place serait une capacité de dissuasion, car il vaut mieux prévenir que guérir. Gardons à l’esprit que dissuader, ce n’est pas seulement déployer des moyens de des- truction massive, c’est avant tout persuader l’ad- versaire que l’« on » est prêt à les utiliser. Ce « on » doit nécessairement, pour être crédible, être une personne physique, légitimement et démocrati- quement investie par le peuple européen, car un aréopage de 27 dirigeants ne peut convaincre Pou- tine, Xi, Erdoğan ou Trump de sa détermination. Il faudrait aux 27 un temps certain pour élaborer, s’ils y arrivent, une solution de compromis en ré- ponse à la crise, et cette solution serait nécessaire- ment boiteuse et fragile. Une personne dûment mandatée pour élaborer une conception d’ensemble de la défense de l’Eu- rope et qui soit chargée de l’implémenter, c’est ce dont l’Europe a besoin. Cela ne demanderait que trois minutes de courage politique, mais nos diri- geants, comme ceux d’avant 1914, ou 1940, mar- chent comme des somnambules et nous guident vers la catastrophe. Le Parlement européen ne semble pas vouloir d’une défense européenne Le rapport annuel 2024 du Parlement européen (PE) sur lamise enœuvre de lapolitique de sécurité et de défense commune (2) constate un changement de paradigme géopolitique pour la sécurité euro- péenne, vu l’accroissement des menaces, notam- ment dans l’indopacifique et les zones d’activitédes terroristes islamistes, ainsi que le changement de position des États-Unis d’Amérique par rapport à ses alliés, notamment européens et ukrainiens. Le PE constate aussi le peude succès des efforts diplo- matiques visant à renforcer la paix et la sécurité. Le PE note les progrès globalement limités et les investissements insuffisants dans les capacités de défense et industrielles ainsi qu’une impréparation enmatière de défense, depuis la création de la po- litique de sécurité et de défense commune (PSDC) il y a 25 ans. Il constate que la politique de défense commune prévue à l’article 42, § 2 TUE n’existe toujours pas. Il déplore que les groupements tac- tiques n’aient jamais été déployés alors qu’ils sont opérationnels depuis 2007. Il énumère nos lacunes enmatière de transport aérien stratégique, de sys- tèmes de communication et d’information sûrs, de dispositifsmédicaux, de capacités de cyberdéfense ainsi que de renseignement et de reconnaissance, mais passe sous silence le fait que l’Europe n’a pas de capacité de dissuasion ni une présence suffi- sante enmer, que ce soit pour combattre la migra- tion ou protéger nos intérêts en outremer. Le PE souligne que le renseignement est essentiel pour l’UE. Il demande instamment au Centre de situation et du renseignement de l’UE (INTCEN), à la direction « renseignement » de l’état-major de l’Union européenne (EMUE), à la capacité unique d’analyse du renseignement, auCentre satellitaire de l’UE (CSUE) et au centre de réaction aux crises du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), pour autant qu’ils aient adopté des dispo- sitions adéquates enmatière de sécurité de l’infor- mation, de tirer les leçons du rôle joué par l’OTAN pour faciliter le partage des renseignements sur les cybermenaces entre le secteur public et le sec- teur privé. Cela indique que l’UE est encore peu performante en la matière. Malheureusement, lorsqu’il invite « la Commis- sion et les Étatsmembres àmettre l’Europe enme- sure de dissuader les agresseurs, ce qui implique notamment de produire suffisamment d’équipe- ments de défense », le PE fait fausse route. Il fau- drait savoir de quelle défense nous avons besoin avant d’augmenter la production, sinon nous ris- quons de fabriquer des systèmes obsolètes. La guerre en Ukraine a été un formidable accéléra- teur de l’innovation technologique. Alors qu’il reconnaît le besoin « d’une réaction ra- pide et coordonnée aux problèmes de sécurité » et constate l’inadéquation des institutions euro- péennes en lien avec la défense, le PE suggère d’envisager la création d’un organe de décision permanent, composé des 27 ministres de la dé- fense des Étatsmembres. Rapidité et coordination sont incompatibles avec « 27 ». Le PE réaffirme que l’UE doit réformer son processus décisionnel enmatière de sécurité et défense, alors que c’est la gouvernance de l’UE qui est inadéquate. Le PE fe- rait mieux de se déclarer constituant, ce qui ouvri- rait la voie vers un État européen et la mise en place d’un commandant en chef et d’un ministre fédéral européen de la Défense. En conclusion La gouvernance mondiale mise en place en 1945 a montré ses limites, particulièrement depuis le 24 février 2022. Malheureusement, les autocrates qui dirigent les grandes puissances nous font régresser plutôt que progresser vers un monde plus stable et prospère. L’Union européenne (UE) n’est pas ca- pable de contrer cette régression, car elle n’est pas un État, mais une association d’États, dépourvue de capacitésmilitaires et donc de poids sur la scène mondiale. L’Europe est donc confrontée à des défis qui dépassent lesmoyens des États nations et pour lesquels elle n’a pas de solution commune. Récemment, le déclassement industriel, écono- mique et financier de l’Europe a été remis en évi- dence par MM. Letta et Draghi, et sa dépendance croissante en matière de défense a été soulignée par M. Niinistö. La cause en est la gouvernance inadéquate de l’Europe. Les coalitions d’États, les associations d’États et les confédérations ne ras- semblent que des volontés disparates et fluc- tuantes. Elles ne permettent pas à l’intérêt général de primer sur les intérêts particuliers. Pour que l’Europe puisse, seule si nécessaire, dé- fendre la souveraineté, les valeurs et les intérêts que nous avons en commun, elle devrait se doter d’un État, de la fédération annoncée le 9 mai 1950. La Fédération est la condition nécessaire à l’établisse- ment d’une défense européenne. Elle réaliserait d’emblée l’unité de commandement politico-mili- taire, qui confère la capacité d’évaluer la situation, de décider et d’agir en conséquence, aussi long- temps que nécessaire, dans le spectre le plus large. Espérons que les gouvernements de quelques pe- tits États finiront par se laisser convaincre de les fédérer. Comme l’espace Schengen ou la zone euro, cette Fédération s’étendrait progressivement et gagnerait en puissance, devenant ainsi de plus en plus apte à dissuader une agression. Elle pour- rait même s’intituler les États-Unis d’Europe, comme proposé le 21 août 1849 par Victor Hugo. Combien de sang et de larmes répandus depuis lors en Europe parce qu’il n’a pas été écouté ? 1) AFP, « Macron en direct sur TF1 : la France envisage de déployer des avions armés de ses « bombes » nucléaires en Europe » in Le Soir , https://lc.cx/xZK7Fq , 13 mai 2025. 2) Rapport 2024/2082(INI) et résolution P10 TA(2025)0058 du 2 avril 2025. L’Union européenne de défense, une nouvelle ligne Maginot ? L e 30 avril, le Vice-Premier ministre, ministre des Af- faires étrangères et du Commerce extérieur, ministre de la Coopération et de l'Action hu- manitaire, Xavier Bettel, et la mi- nistre de la Défense, Yuriko Backes, ont effectué une visite de travail en Ukraine. ÀKiev,lesministresonteudesentrevues avec le Président Volodymyr Zelensky, le Premier ministre Denys Shmyhal, le ministre des Affaires étrangères Andrii Sybiha, leministre de laDéfense Rustem Umerov, ainsi que la Première Dame Olena Zelenska. Lors des entrevues, les ministres ont réaffirmé le soutien infaillible du Luxembourg à l'Ukraine dans sa résis- tance à l'agression russe, sur le planmi- litaire, politique, humanitaire et en matière de redressement. Les discus- sions ont porté sur les besoins actuels de l'Ukraine et sur la manière dont le Luxembourg peut continuer à soutenir l'Ukraine. Les ministres ont réaffirmé l'engage- ment ferme du Luxembourg en faveur de la souveraineté et de l'intégrité terri- toriale de l'Ukraine, ainsi que son sou- tien en faveur d'une paix juste et durable selon les termes de l'Ukraine. Le Luxembourg a annoncé un soutien supplémentaire de 21 millions d'euros en faveur de l'Ukraine, dont 10millions d'euros pour le secteur de l'énergie, 10 millions d'euros en soutien militaire, et 1 million d'euros à la Fondation Olena Zelenska pour soutenir des initiatives dans le domaine de la santémentale des enfants souffrant des conséquences psychologiques de la guerre. Au programme ont également figuré des visites de l'hôpital pédiatriqueOkh- matdyt, en partie détruit par des at- taques russes en 2024, et d'un quartier de Kiev frappé récemment, mettant en lumière la brutalité de l'agression russe et la souffrance humaine qu'elle conti- nue d'engendrer. Lesministres ont rap- pelé que les attaques russes constituent des violations flagrantes du droit inter- national par la Russie, et ont insisté sur l'importance de lutter contre l'impunité. Accompagnés du ministre Sybiha, les ministres ont posé des fleurs aupieddu « Mur du souvenir » en honneur des Ukrainiens tombés durant la guerre. Par ailleurs, les ministres ont visité les bureaux de l'agence Lux-Development à Kiev, où ils ont échangé avec le vice- maire de Kryvyi Rih, Sergii Miliutin, au sujet du soutien apporté par le Luxem- bourg à Kryvyi Rih dans les domaines de l'éducation, de la formation profes- sionnelle, de l'énergie et du déminage humanitaire. Le ministre Bettel a reçu l'Ordre du Prince Iaroslav le Sage de la part duPré- sident Zelensky, en reconnaissance de son engagement en faveur de l'Ukraine. ministèredesAffairesétrangèreseteuropéennes,de la Défense,de laCoopérationetduCommerceextérieur Visite de Xavier Bettel et Yuriko Backes en Ukraine Soutien supplémentaire de 21 millions d'euros à l'Ukraine ©MAELuxembourg

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